Abimélek: L’anti-juge (Juges 9)
Abimélek n’est pas membre de la même famille spirituelle qu’Othniel, Ehud, Débora, Gédéon, Jephthé et Samson. Des différents cycles d’oppression/libération du livre des juges, il est le seul chef à n’avoir pas libéré son peuple. Au contraire, il l’a réduit en esclavage. Ce fils de Gédéon est à l’opposé des juges. Il est un tyran : le type même de l’anti-juge.
Un monde à l’envers
Une comparaison avec Gédéon est instructive. Elle est même voulue par l’auteur , car plusieurs liens unissent ces deux personnages, par ailleurs si opposés.
En premier lieu, ils sont seuls leaders du livre a être membres d’une même famille: Gédéon est le père, Abimélek, le fils.
Deuxièmement, les deux récits sont placés côte à côte. Mieux, ils sont au centre du développement sur les juges (3.5-16.31). Gégéon est précédé d’un juge inhabituel (Débora, une femme) et Abimélek est suivi d’un juge inhabituel (Jephthé, un bâtard). A son tour, Débora est précédée d’un juge solitaire (Ehud), alors que Jephthé est suivi d’un autre juge solitaire (Samson).
Troisièmement, la séparation entre les cycles de Gédéon et d’Abimélek est floue. Si un éditeur de la Bible veut insérer des sous-titres, il est emprunté ici. Doit-il placer le début du cycle d’Abimélek en 8.29, en 8.33 ou en 9.1 ? Les deux sections délimitées par ces trois repères (8.29-32 et 8.33-35) peuvent être rattachées à chacun des cycles: la première section mentionne déjà la naissance d’Abimélek (8.31), la deuxième, contient encore une information sur le ministère de Gédéon (8.35). Ce flou surprend et contraste avec la séparation sans bavure unissant les autres cycles. En fait, l’auteur veut rapprocher, par ce fondu-enchaîné, les deux hommes.
Des liens relevés, passons aux contrastes. Les deux hommes sont aussi différents que le jour et la nuit. Nous sommes à l’opposé du dicton : «Tel père, tel fils». Gédéon est le champion de l’orthodoxie; Abimélek, le chef des hérétiques. Intransigeance doctrinale d’un côté; syncrétisme religieux de l’autre. Lutte contre Baal pour le père et ses compagnons; alliance avec Baal pour la génération du fils (Baal-Bérith signifie «alliance avec Baal»: 9.4). Humilité de Gédéon qui confesse d’emblée sa faiblesse (6.15); orgueil d’ Abimélek qui sans hésitation tue ses frères pour dominer sur toute une population (9.2-5).
Gédéon, le juge, est appelé par Dieu pour un ministère de salut; Abimélek, le tyran, décide de lui-même de devenir chef pour asservir le peuple. Pour le premier, Dieu opère le miracle de la toison pour confirmer son ministère devant toute son armée (voir Promesses 102 [1992/4] p.10- 14); le second, livré à lui-même, mène une campagne électorale pour gagner l’approbation du peuple. Celui-là règne dans le cadre d’une théocratie; celui-ci, dans le cadre d’une démocratie. Là, domine la justice qui libère de l’oppression; ici, l’injustice des hommes qui s’érigent en maîtres absolus.
Le contraste entre les deux cycles expose toute l’horreur de l’éloignement de Dieu. La distance entre le père et le fils marque l’ abîme entre la bénédiction et la malédiction divine . De plus, la révolte du fils impur (Abimélek n’a-t-il pas été engendré par une concubine: 8.31) illustre celle d’Israël. Ce peuple, en reniant son rédempteur et Père céleste, marche sur les traces d’ Abimélek. Si l’anti-juge a tué ses propres frères, le peuple infidèle persécute ses prophètes .
Une défaite sans combat
A la suite de cette évaluation globale sur Abimélek, il convient de reprendre certains points particuliers. Nous commencerons avec la conquête du pouvoir d’Abimélek, continuerons avec la parole prophétique de Yotam, et terminerons avec l’éclatement de la tyrannie.
L’avènement d’un tyran n’est possible que dans un milieu déterminé. Dans une société ancrée en Dieu, toute quête d’un despote est balayée d’un coup de vent. Par contre, lorsqu’une population a abandonné son créateur, les promesses du méchant sont prises pour paroles d’évangile.
A la mort de Gédéon, Israël se prostitue une fois de plus avec des idoles (8.33); à l’alliance avec les divinités suit le rejet de Dieu (les Israélites ne se souvinrent plus de l’Eternel, 8.34); à l’oubli du créateur succède le mépris de la justice (les Israélites n’usèrent pas de loyauté envers la maison de Gédéon après tout le bien qu’il avait fait à Israël, 8.35). Dans cette marche vers les ténèbres, chaque pas en engendre un autre. Le rejet du premier commandement est toujours suivi du rejet du second. Sans amour pour Dieu, pas de véritable amour pour le prochain. Le rejet de Dieu au XIXe siècle est responsable de la crise morale du XXe.
Abimélek est écouté parce que le peuple a fermé les oreilles à Dieu. Dans un premier temps, le fils de Gédéon oriente sa campagne électorale vers une petite minorité à qui il promet monts et merveilles. Aux frères de sa mère et à tout le clan familial de sa mère (9.1 ), il suggère le gain de nouveaux privilèges : Souvenez-vous que je suis de vos os et de votre chair (9.2). Ne soyez plus dominés par une autre famille. Aucun mot sur la justice: tout est axé sur la jouissance personnelle. Dans une société gagnée au matérialisme (Baal n’est-il pas le dieu de la fertilité et de la prospérité matérielle), la lutte des classes proposée par Abimélek trouve rapidement des adeptes.
Puis, avec son petit groupe de disciples, Abimélek étend sa campagne auprès des personnes influentes (les notables de Sichem). Ceux-ci sont vite gagnés à la nouvelle idéologie. Du temple de la fausse religion, ils retirent des fonds qu’ils confient au despote (9.4). Celui-ci les utilise, non pour achever sa campagne électorale, mais pour engager des hommes de main, car des paroles, Abimélek est passé aux actes. Ses premières victimes seront ses propres frères: septante meurent, un seul s’échappe.
Abimélek avait parlé d’une domination de la famille de sa mère, non d’un massacre de la famille de son père. Devant ce bain de sang innocent, le peuple reste impassible. Ayant signé un chèque en blanc à leur nouveau maître, chacun ferme les yeux sur ce nouveau développement. Pire, ils donnent leur aval au meurtrier et l’intronisent roi (9.6).
Ayant adhéré au dieu du matérialisme, la vie humaine a perdu toute valeur. Les meurtriers des fils de re Gédéon ne touchent qu’un sicle par tête égorgée: un montant dérisoire si on le rapporte aux autres sommes mentionnées dans les Juges. L’argent de poche annuel d’un Lévite mal payé n’est que dix sicles (17.10), et Dalila touche 1100 sicles de chaque prince Philistin pour livrer Samson (16.5).
L’élément le plus pathétique dans l’avènement de la tyrannie est l’absence de combat. Israël se livre pieds et poings liés à l’ennemi .Aveuglé par un message qu’il croit juste, le peuple renégat se laisse tromper par la parole. Ainsi, comme lors du cycle précédent (voir Promesses 103 [1993/ 1] p.11-16), le combat stratégique est remporté sans armes, par la parole simplement. La seule différence, mais elle est de taille, est que le premier messager était prophète de Dieu, le second, porte-parole du diable. D’un côté, vérité; de l’autre, mensonge. Ainsi, ces deux cycles au centre du livre relèvent bien le point crucial de toute la période des juges (et de la vie d’une manière générale) : tout est une question de foi.
Une parole prophétique
Israël a mal choisi. Il devra en supporter les conséquences. Yotam, le seul rescapé de la maison de Gédéon, est chargé par Dieu d’apporter une parole prophétique. Ce message céleste est au centre du cycle d’Abimélek. Précédée de la prise du pouvoir (8.30-9.6) et suivie de la désintégration du pouvoir (9.22-57), la parole divine est ainsi mise en évidence. Malgré l’ampleur de la débâcle et malgré le rejet de la révélation divine, la parole de l’Eternel reste au centre de toute chose, puisque c’est par elle que Dieu dicte le cours de l’histoire.
Yotam décide de véhiculer son message par une fable. En période d’endurcissement, les petites histoires (innocentes au premier abord) permettent de contourner la carapace d’excuses derrière laquelle se terrent les mauvaises consciences. Que ce soient les prophètes – à l’ instar de Nathan qui reprend David (2 Sam 12.1-15) – ou Jésus qui parle en paraboles aux Juifs incrédules (Mat 13), les messagers célestes se sont souvent servis d’histoires ou d’actes symboliques en dernier recours.
Yotam choisit la fable comme genre littéraire. Divers arbres tiennent lieu de personnages. Est-ce pour mieux parler à un peuple vendu au panthéisme, à l’adoration des forces naturelles? (L’intronisation de leur roi s’était tenu près du chêne de la pierre: 9.6). Est-ce pour souligner le renversement des choses ?
Sans exclure l’une ou l’autre de ces explications, peut-être faut-il voir dans les personnages de la fable l’ironie de Yotam. Puisque l’anti-juge et son peuple rebelle méprisent totalement la vie humaine, ils ont cessé d’être des hommes. Ils ne seront donc plus décrits comme des hommes. Qu’ ils soient représentés par des plantes plutôt que des animaux en dit long sur leur inhumanité!
L’ironie de Yotam est présente aussi ailleurs. En leur laissant le bénéfice du doute (Si c’est de bonne foi et avec intégrité qu’en ce jour vous avez agi envers Yeroubbaal et sa maison …: 9.19), le rescapé de la maison de Gédéon se moque de ses auditeurs. Il en est de même lorsqu’il tient son discours sur la montagne de la bénédiction (le mont Garizim : 9.7) plutôt que sur celle de la malédiction (le mont Ebal) qui lui faisait face (Deut 11.29; 27.12-13).
Rejeter les humbles qui refusent de se mettre en avant et accepter le pire des orgueilleux relève de la folie. Avec sarcasme, Yotam annonce que celui qui a fait confiance à un menteur ne peut être que trompé. Avec un peu de lucidité, le premier venu peut annoncer la suite des événements: tôt ou tard, le méchant chef et ses méchants alliés finiront par se tromper les uns les autres. Le feu sortira du buisson d’épines et dévorera les cèdres du Liban (9.15).
Le retour de manivelle
Le délai pour permettre à l’iniquité de germer et de faire éclater l’alliance est de trois ans (9.22). (Le même temps d’ailleurs qui unira l’Antichrist à Israël: Dan 9.27!). L’autodestruction est inévitable. Comme au temps de Gédéon, où les Madianites plongés dans les ténèbres physiques et spirituelles avaient fini par tourner l’ épée les uns contre les autres (7.22), Abimélek et les hommes de Sichem s’entre-tuent. Devenus idolâtres comme les Madianites, les Juifs infidèles subissent le même sort. Unis dans le paganisme, ils sont unis dans le jugement.
Un jugement à la mesure du péché est aussi illustré par la mort d’ Abimélek. Celui qui avait tué ses septante frères sur une même pierre (9.5) périt par une seule pierre (9.53); celui qui voulait dominer tous les hommes de la tête et des épaules expire la tête écrasée au sol; celui qui cherchait à monter jusqu’au ciel pour être Dieu reçoit sur le crâne une pierre qui semble venir du ciel; celui qui aspirait à la royauté est couronné par la partie supérieure d’une meule; celui qui voulait tous les honneurs meurt sans honneur puisque le coup fatal lui est porté par une femme (9.54).
Deux pierres marquent le début et la fin de la carrière du tyran. La première est celle de l’iniquité et ressemble à un autel païen dressé pour recevoir les sacrifices humains (9.5); la seconde, apportant la libération, symbolise la vie puisqu’une meule de moulin (9.53) permet de préparer la nourriture. Par le haut d’une meule qui sert à écraser les durs grains de blé, la dure tête du tyran est réduite en miettes.
L’image de la tête fracassée se rapproche aussi d’une vision donnée plus tard à Neboukadnetsar : une statue symbolisant toutes les tyrannies du monde est réduite en poussière lorsqu’ elle est frappée par une petite pierre (Dan 2.34-35, 44). Par là, Dieu indiquait au despote babylonien de quelle manière le royaume éternel serait établi. La similitude entre les deux images permet de penser que le sort d’Abimélek a une portée plus large qu’il n’y paraît: la mort de l’anti-juge n’annoncerait-elle pas le sort réservé à tous les tyrans, y compris Satan?
N’oublions pas que les voies de Dieu restent les mêmes à travers toutes les générations. Ses jugements et ses actes rédempteurs du passé nous révèlent sa personne, et par là, ils soutiennent aussi la foi de ceux qui attendent la fin du mal et l’avènement du seul vrai juge juste et miséricordieux, le Messie.