Chronique de livre de l’église émergente
Sur le thème controversé des églises dites « émergentes », l’ouvrage que nous présentons a été publié en 2005 dans sa forme originale1. Étant donné l’évolution actuelle de la mouvance émergente, et la radicalisation des points de vue de ses partisans les plus en vue (voir par exemple l’ouvrage de Brian McLaren A New Kind of Christianity: Ten Questions That Are Transforming the Faith, HarperOne, 2010), la pertinence des analyses et des avertissements de D.A. Carson se trouve confirmée. Les propos qui suivent ne sont qu’une brève incursion dans l’œuvre abondante et toujours bien documentée d’un auteur qui reste l’un des théologiens évangéliques éminents de notre temps.
D.A. Carson ne prétend pas décrire de manière exhaustive tout le mouvement émergent, dont les frontières sont changeantes et imprécises (p.7). Ce courant, né au début des années 1990 aux États-Unis, continue d’influencer de nombreux leaders chrétiens désemparés par notre civilisation « postmoderne » et soucieux de voir leurs églises rester en phase avec notre époque. Carson juge donc nécessaire d’aborder la question honnêtement. Parcourons quelques points importants de son ouvrage.
Portrait de l’Église émergente (p.9 et ss.)
Le terme « émergent » s’applique généralement à des églises qui ont en commun la préoccupation d’offrir un témoignage adapté à la mentalité postmoderne. Elles ont pour initiateurs des hommes qui très souvent avaient déjà pris leurs distances par rapport aux églises traditionnelles (évangéliques, fondamentalistes, conservatrices) jugées rétrogrades. Ces transformateurs de l’Église en sont venus à la conviction qu’il leur incombait d’ « émerger » de ce qu’ils ressentaient comme un ghetto doctrinal, ecclésial, social et économique. En conséquence, ils ont aussi voulu se démarquer des modèles de croissance de l’Église inspirés du marketing et du matérialisme (dans le style de la Communauté de Willow Creek ou des méga-églises des États-Unis où priment les idées de rendement et d’efficacité). Ils s’efforcent d’aborder les non-croyants en toute simplicité, sans masque. Au lieu d’apporter un Évangile bétonné dans les doctrines ou aligné sur les techniques du monde du spectacle, ils cherchent à communiquer leur foi de manière informelle, en partageant leurs expériences dans une relation d’amitié et de transparence. Ils justifient ainsi ce changement de perspective : le monde est devenu postmoderne, il ne comprend plus les catégories de la modernité héritées des Lumières. Une nouvelle approche s’impose, moins rationaliste, plus ouverte à la diversité, à la convivialité, à l’expérience subjective. Il faut renoncer à penser en termes de vérité unique et absolue, s’ouvrir aux échanges entre les multiples réalités individuelles.
Le culte « émergent » reflète cette nouvelle orientation : prédominance du relationnel et du sensoriel (cierges, encens, symboles visuels), porte ouverte au « mystère », reprise (surprenante) d’anciens rituels, témoignages et histoires partagées, prédications non didactiques, le tout dans un cadre aussi neutre et convivial que possible.
Les tenants du mouvement émergent font valoir que la Réforme a elle aussi dû rompre avec l’Église officielle de son époque pour revenir à la foi authentique. Carson fait remarquer que ce parallèle est fallacieux : les Réformés ont tout fait pour remettre à l’honneur le message biblique original parce que l’Église de leur temps le bafouait ; les partisans du mouvement émergent sont surtout motivés par le désir de rendre l’Évangile compatible avec les modes de fonctionnement de la culture ambiante.
Les Églises émergentes à l’écoute des signes des temps (p.55 et ss.)
La civilisation occidentale moderne, depuis la deuxième moitié du XXe siècle, doute de son identité, de ses propres valeurs, quand elle ne les renie pas. Diverses crises l’ont amenée à chercher de nouveaux paradigmes, une nouvelle moralité ; ses attentes l’entraînent vers des formes de spiritualité plus « exotiques », vers une sensibilité affranchie de la rigueur intellectuelle, sans parler d’autres mutations.
Selon les chrétiens émergents, à moins d’une adaptation rapide à la nouvelle donne, l’Église va perdre toute influence. L’Église serait bien avisée de prendre en compte la dimension multiculturelle de notre monde globalisé ; l’exemple de l’apôtre Paul se faisant tout à tous, et adaptant sa manière de prêcher à la culture de ses interlocuteurs doit nous inspirer dans ce sens. Prenons conscience des limites que notre culture « cartésienne » a introduites dans notre compréhension de la Parole, et cherchons à les dépasser.
Certains penseurs émergents (M. Yaconelli, G. Tomlin par ex.) estiment que des églises qui se contentent d’une vie communautaire formelle, sans joie ni piété véritables, sans relation vivante avec Dieu, sans communion profonde entre « frères » chrétiens, n’ont aucun avenir. Carson les approuve jusque là. Mais il ajoute qu’il n’est pas nécessaire de se faire « émergent » pour connaître une vie d’église dynamique, saine, biblique et convaincante (p. 68, 69).
La culture moderne vue par les églises émergentes (p.71 et ss.)
En faisant remonter les tares de la société moderne2 à l’influence des Lumières et du rationalisme, beaucoup de penseurs émergents rendent suspect ce qui, dans notre mode de vie actuel, est tributaire de la science, de la technique, de l’économie etc., c’est-à-dire de tous les domaines fondés sur un recours prioritaire à la raison. Or, selon eux, la théologie et le témoignage des chrétiens ont aussi été compromis par cet hyper-intellectualisme. D’où une dénonciation de la tendance des églises évangéliques classiques à l’absolutisme, à la rigidité doctrinale, au formalisme. Le salut de l’Église actuelle passerait donc par une déconstruction3, par une redéfinition des termes et des doctrines bibliques.
De manière perspicace, Carson démontre que le diagnostic émergent est réducteur : le monde occidental, depuis le XVIIIe siècle, n’a de loin pas toujours privilégié le rationalisme pur et dur. Les mouvements empirique, romantique, symboliste, ou existentialiste sont là pour le rappeler, tout comme les noms de D. Hume, E. Kant, F. Schleiermacher, S. Kierkergaard, F. Nietzsche, J-P. Sartre, J. Derrida, R. Rorty. Par ailleurs, la postmodernité a hérité de traits essentiels de la pensée moderne (dont le culte de l’homme autonome et libre4). De plus, les émergents sont dans l’erreur lorsqu’ils suggèrent que le mouvement évangélique des siècles précédents n’a fait que se conformer au courant absolutiste et rationaliste : les exemples de C. H. Spurgeon, de J. Wesley, de G. Whitefield, de F. Schaeffer suffiraient déjà à démontrer que des croyants évangéliques, tout en se réclamant d’une doctrine solidement appuyée sur la Parole, ont su vivre leur foi de manière fervente et authentique. Les évangéliques ont même constitué l’une des principales forces de résistance à la théologie rationaliste libérale, ennemie de tout surnaturel. Enfin, la « post-modernisation » de l’Évangile risque évidemment de le vider de sa substance, car les tendances lourdes de notre société pluraliste proscrivent tout credo clairement formulé, de portée universelle, et proclamant Jésus comme seul Sauveur, Seigneur et Médiateur entre Dieu et les hommes.
En bref, l’analyse des leaders émergents pèche par un usage excessif d’antithèses qui ne correspondent pas aux faits historiques. On ne peut opposer l’époque moderne (qui du reste commence avant les Lumières) aux temps postmodernes comme si l’on passait de la nuit au jour. Il y a eu des ombres et des lumières à toute époque, et le combat pour l’authenticité de la foi est un enjeu permanent. En recourant à des antithèses aussi radicales, les partisans de l’émergence démontrent un absolutisme et une intolérance au moins aussi virulents que les travers qu’ils dénoncent. Carson rappelle que les Lumières, qui ont emprunté certains de leurs idéaux au christianisme, ont laissé des traces positives (idéal démocratique, exigences de justice et d’équité sociale, conquêtes utiles de la science, etc.), mais il reconnaît volontiers que de mauvais fruits ont aussi germé de leur message, tant il est vrai que tout système de pensée qui s’affranchit de l’autorité de la Parole divine joue avec le feu.
La postmodernité vue par Carson et par les Églises émergentes (p.115 et ss.)
Carson reconnaît une part de vérité dans la critique adressée par la postmodernité aux excès du rationalisme. Le rêve de la Raison triomphante est une hérésie. Il faut voir en l’homme un être fini, incapable d’omniscience, souvent porté au mauvais usage de ses connaissances. L’Occidental fier de ses accomplissements se trompe en méprisant des cultures où la logique a moins de place (voir p.136-138). Cependant, notre finitude et nos égarements ne prouvent pas qu’il soit impossible de rien connaître de la réalité. Pour Carson, le relativisme moral, religieux et intellectuel du postmodernisme doit être considéré comme absurde, intenable. Ce ne sont ni la finitude de l’homme ni son péché qui doivent constituer notre horizon ultime, mais bien la souveraine sagesse et volonté de Dieu, qui veut sauver l’homme (cf. p. 138-167).
Certains auteurs émergents se fendent parfois d’une critique virulente des thèses postmodernes radicales (voir p. 169-212), comme s’ils s’évertuaient à conserver un minimum d’acquis de deux mille ans de christianisme. Ainsi se réfèrent-ils à la Tradition (sans que l’on sache exactement ce qu’ils souhaitent en garder). Ils se disent conscients des excès de l’antirationalisme. Ils prisent particulièrement certaines tranches de l’Écriture (les récits, les paraboles, les Évangiles par exemple). En pratique, ils trahissent pourtant le message de celle-ci, et gomment le témoignage de la plupart des vrais croyants des siècles passés. En voici quelques raisons :
– les penseurs émergents accordent une place excessive à l’expérientiel, aux images subjectives, au « mystère », au détriment d’un enseignement biblique objectivement et clairement dispensé ;
en cherchant à reformuler l’Évangile en des termes qui ne fassent aucune concession au rationalisme moderne, ils se privent souvent d’une lecture simple, naturelle et constructive de la vérité révélée ;
en évitant les références à la Vérité absolue, en refusant tout prosélytisme, en se cachant que les religions non bibliques mènent à l’idolâtrie, ils noient l’enseignement biblique dans le relativisme ;
en opposant la doctrine biblique à la vie, à l’authenticité, à la liberté, aux relations humaines franches et chaleureuses, ils se coupent de la véritable source de la foi et de la meilleure motivation à entrer dans des rapports humains selon le projet de Dieu ;
en s’insurgeant contre l’exclusivisme du christianisme traditionnel, il font preuve à leur tour d’un exclusivisme farouche et intolérant à l’égard de ceux qui ne les suivent pas.
Carson termine par deux exemples qui illustrent ses critiques du mouvement émergent : le livre de Brian McLaren : A Generous Orthodoxy, et celui de Steve Chalke et Alan Mann : The Lost Message of Jesus (p.213-254). L’auteur montre à l’évidence que ces ouvrages adulés au sein de la mouvance émergente passent à côté de doctrines capitales de l’Écriture, les détournent de leur sens évident, ou même en parlent d’une manière blasphématoire. L’éthique biblique est aussi mise à mal, la pratique homosexuelle étant quasiment légitimée.
Last but not least
Fort à propos, le livre se termine par deux chapitres (p.255-318) qui apportent un riche enseignement biblique sur la question des fondements de la foi, sur la vérité et l’expérience, sur les sources de la vraie connaissance, et sur le problème du pluralisme. Au lecteur d’y puiser pour se convaincre que l’évaluation de Carson est honnêtement soutenue par la Révélation.
Recension : Claude-Alain Pfenniger
1 Becoming conversant with the Emerging Church, Zondervan, Grand Rapids, Michigan 49530, 2005. La traduction française est basée sur l’œuvre originale anglaise (Éditions Impact, Publications Chrétiennes Inc., 230, rue Lupien, Trois-Rivières (Québec) G8T 6W4, Canada, 2008).
2Au nombre de celles-ci, selon Brian McLaren : l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme, le communisme, le nazisme (cf. p.91).
3La déconstruction (le terme est du philosophe allemand M. Heidegger, 1889-1976) est généralement associée à certains philosophes français en vogue dans les années 1960 : M. Foucault, P. Bourdieu, J. Derrida, J. Lacan. Ceux-ci sont connus pour leurs grandes remises en question de la métaphysique, du rationalisme et de l’humanisme classiques, et leur horreur de toute vérité absolue, donc de Dieu. Il est curieux de constater que les penseurs émergents reprennent plusieurs concepts de cette école (voir p. 133 et les pages plus techniques que Carson consacre à l’épistémologie émergente et au perspectivisme), tout en se défendant d’adopter leurs conclusions athées.
4Ce qu’avançait G. Lipovetsky il y a presque 30 ans reste d’actualité : la seule valeur qui demeure est « l’individu et son droit toujours plus proclamé de s’accomplir à part ». (in L’Ère du vide, Gallimard, 1983)