Dieu a-t-il échoué avec Saül ?
La nation désire un roi, « comme il y en a chez toutes les nations » autour d’elles (1 Sam 8.5). Alors, Dieu leur donne Saül.
Pourquoi Dieu a-t-il choisi cet homme pour couronner le premier roi humain de son peuple ? La chose étonne d’autant plus lorsque nous considérons le plan de tout le premier livre de Samuel. En effet, après avoir suscité Samuel comme dernier juge et grand prophète (ch. 1 à 7), Dieu appelle un homme, Saül, à régner (ch. 8 à 12) pour finalement le rejeter (ch. 13 à 15) au profit d’un autre, David (ch. 16 à 31). La première impression laisse un goût amer. Dieu se serait-il trompé, lui qui confiera à son prophète : « Je me repens d’avoir établi Saül pour roi » (1 Sam 15.11) ?
1. Un schéma biblique récurrent
Pour sortir de cet étonnement paralysant, prenons un peu de recul et considérons le récit biblique dans son ensemble. Nous allons, en quelque sorte, accéder à un point de vue plus englobant pour admirer un paysage trop imposant de près.
Lorsque Dieu s’apprête à choisir un homme lors d’un moment-clé de son dessein, il le fait régulièrement dans un contexte d’opposition : il disperse Babel et appelle Abraham, il « hait » Ésaü et « aime » Jacob, il détruit Pharaon et libère Israël, il renie Saül et oint David. Dieu spécifie ainsi les critères qui rendent une personne « bonne » à ses yeux, c’est-à-dire apte à accomplir son dessein, et ce, au-delà des apparences souvent prisées par l’homme (1 Sam 16.7 ; cf. Jean 15.5 ; Rom 7.18).
Au-delà d’un système moral, ces critères fondent une spiritualité qui affecte tous les aspects d’une vie. Lorsque Dieu dévoile un peu plus son dessein dans l’histoire des hommes, il le fait en contrecarrant la façon dont les hommes voudraient conduire cette histoire. Il rejette des motivations et des valeurs purement humaines au profit de sa propre vision et de ses propres valeurs spirituelles. Chaque fois qu’un individu ou une civilisation dominants sont rejetés au profit d’une nation ou d’un homme « selon le cœur de Dieu », nous entendons à nouveau la déclaration forte de Dieu : « mes pensées ne sont pas vos pensées, vos voies ne sont pas mes voies » (Ésaïe 55.8). Tâchons de comprendre plus en détail cette distinction profonde entre ses pensées, ses voies et celles de l’humanité.
2. Mes pensées et vos pensées, vos voies et mes voies
Rejet de Babel au profit de Abram
L’épisode de Babel (Gen 11) se comprend pleinement dans le contexte du choix d’Abraham (il explique Gen 10 et la création des « familles de la terre » qui feront l’objet de la bénédiction abrahamique, Gen 12.3). Babel ne se disperse pas, contrairement au mandat créationnel de Dieu (de se multiplier et de remplir la terre). Sous cette désobéissance, se cache un péché plus fondamental : Babel n’a aucune intention d’honorer le nom de Dieu et de propager sa bonté sur toute la terre. Son ambition de toucher le ciel n’est pas mauvaise en soi (au fond, ce désir a été mis dans le cœur de l’humanité par Dieu lui-même pour qu’elle le cherche en tâtonnant). Le problème vient de la pensée (la vision du monde et les valeurs) qui influence la voie choisie par Babel. Elle n’a nul désir de mieux connaître Dieu (fondement) ni de lui rendre gloire (finalité).
La pensée et les voies de Babel sont rejetées, l’Éternel se choisira un homme, Abram, pour montrer la voie d’une adoration « selon le cœur de Dieu » : une adoration fondée sur une relation avec Dieu et dont la finalité vise sa gloire mondiale. En effet, Abraham, motivé par une relation personnelle avec Dieu, obéit aussitôt à sa parole et bâtit sa réputation d’adorateur du nom de l’Éternel (Gen 12.8 ; et plus tard en 13.18 ; 14.22 ; 21.33 ; cf. Rom 4.11). Il sera béni personnellement afin que cette bénédiction porte, en soi, une bonne nouvelle de la part de Dieu pour tous les peuples (cf. Gen 24.1,27,31 ; 28.4 ; Ésaïe 51.2 ; Gal 3.9 ; Héb 7.1). Abraham est béni pour bénir. Sommes-nous de ceux qui gardent pour eux-mêmes cette bénédiction ou bien qui en font un tremplin pour être aussi en bénédiction pour les autres ? Propagerons-nous, comme c’est le dessein de Dieu depuis le début quand il bénit ses enfants, la bonne nouvelle du salut de Dieu dont nous sommes personnellement les bénéficiaires ?
Rejet d’Ésaü au profit de Jacob
D’autres épisodes éclairent progressivement ce rejet de la pensée et des voies de l’homme naturel au profit de la pensée et des voies spirituelles. Prenons, par exemple, l’épisode d’Ésaü et Jacob. D’un point de vue moral, c’est un euphémisme de dire que Jacob ne paraît pas meilleur que son frère. Dans ce cas, pourquoi Dieu rejettera-t-il l’aîné au profit du cadet ? Pourquoi faire de ce dernier la lignée messianique (Mal 1.2-3 ; Rom 9.10) ? Notamment parce qu’en vendant son droit d’aînesse pour un plat de lentilles (Gen 25.34), Ésaü affirme sa pensée profonde : il préfère un plaisir matériel de court terme à une promesse spirituelle à long terme. Sa moralité ne le sauvera pas, car ses valeurs s’enracinent dans une vision du monde erronée. En revanche, Jacob le « trompeur » court littéralement après la bénédiction de Dieu. Autrement dit, au milieu de ses ruses, il semble saisir que la promesse faite à Dieu à son grand-père Abraham est précieuse. Sa morale ne le sauve pas mieux que son frère (heureusement pour lui !), mais ses motivations s’enracinent dans une vision du monde baignée d’une foi relationnelle avec Dieu. Plus tard, sa lutte avec Dieu confirmera son statut de « transmetteur » officiel : c’est par sa lignée, celle de l’ancien « trompeur » devenu Israël, que le salut viendra (Jean 4.22, 42). Quel honneur fait au pécheur !
Une fois de plus, notez que, dans ce schéma, celui qui est agréé, c’est l’homme ou le peuple (1) qui agit au nom d’une relation spirituelle avec Dieu, et (2) qui vise à glorifier Dieu (au sens où cela rend honneur à son identité et à sa renommée mondiale). L’image est encore incomplète, mais elle se dessine : un fondement relationnel basé sur la grâce de Dieu, et une finalité à sa gloire mondiale.
Rejet de Saül au profit de David
Revenons à Saül. (1) Comme chef militaire, Saül a tout donné, il a remporté de belles victoires, mais la bataille qui lui a coûté la vie a laissé à David un pays très fragilisé. (2) Comme roi, Saül après avoir fait preuve de réticence, a toutefois endossé le rôle. Mais sans prédécesseur qui aurait pu lui fournir un modèle, sans un franc soutien de Samuel, et pressé par ses soldats et l’urgence de la situation, Saül a fini par s’octroyer une capacité et un rôle de sacrificateur qui ne lui revenaient pas (1 Sam 13.9). (3) Comme homme, il a chuté souvent, lutté toujours, parfois même avec honnêteté, regrettant ses excès.
Qui ne lutte pas ? Ne sommes-nous pas, par nature, esclaves du péché ? Saül pouvait-il s’arracher de cette vision naturelle et choisir la pensée et la voie de Dieu ? Oui, car Dieu l’avait « changé en un autre homme » et lui avait donné « un autre cœur » (1 Sam 10.6,9). Sans signifier là « la régénération radicale qui n’appartient qu’à la nouvelle alliance » (F. Godet), il pourrait s’agir d’une compréhension nouvelle des intérêts du pays et d’un discernement de la voie à suivre. Malgré cela, son erreur fut de ne pas s’appuyer sur une vision et des valeurs centrées sur Dieu, mais profondément humaines. Conscient de la désapprobation divine, il l’avouera lui-même à Samuel : « J’ai transgressé l’ordre de l’Éternel […] ; je craignais le peuple, et j’ai écouté sa voix » (1 Samuel 15.24).
L’Éternel se choisit alors David, un chef « selon son cœur » (1 Sam 13.14), c’est-à-dire d’après ses critères de réalité. Yahvé reprend la main, en quelque sorte, et après avoir dénoncé l’impasse du choix des hommes, il montre qu’il est celui qui prend l’initiative de sauver ce peuple pour être son peuple bien-aimé (Deut 4.20).
3. Choix naturel des hommes, le naturel est rejeté par Dieu au profit de son choix
Dieu regrette-t-il ?
Comment Dieu peut-il dire : « Je me repens d’avoir établi Saül pour roi » (1 Sam 15.11) ? Comme le portent d’autres traductions, « regrette-t-il » son geste ? Du point de vue de son amour parfait, il est probable que oui, dans un sens, comme un père est triste de voir son enfant se retourner contre lui (« il se détourne de moi », explique-t-il dans le même verset). Du point de vue de sa parfaite sainteté, Dieu ne regrette jamais ses choix, car « il n’est pas un homme pour se repentir » (v. 29 du même chapitre).
Le principe biblique
Pourquoi, alors, avoir choisi un homme qui allait échouer ? Paul nous éclaire là-dessus, par le biais d’un principe fondamental qu’il va fournir aux Corinthiens : « Ce qui est spirituel n’est pas le premier, c’est ce qui est naturel » (1 Cor 15.46). Prenez le temps de lire le passage entier. D’abord le naturel, puis le spirituel. Il y a là un principe qui explique beaucoup de choses.
Paul appliquera même ce principe à l’histoire des deux meneurs d’humanité : l’un naturel et pécheur (Adam), et l’autre, spirituel, juste et droit (Christ). En rejetant Adam, Dieu rejette la façon dont l’humanité adamique désire mener seule sa barque… au profit de la nouvelle humanité en Christ, vivant selon les pensées et les voies de Dieu (1 Cor 15.47 ; Rom 5.12,15-19). Il y a là plus qu’un exemple supplémentaire : c’est un contraste fondateur. Il jette un éclairage pertinent sur les confrontations entre les choix des hommes et ceux de Dieu – tant dans les récits bibliques que dans nos histoires personnelles.
Un choix stratégique
Alors, pourquoi avoir « choisi » Saül ? Certes, Dieu a oint Saül, mais il le fait notamment pour dénoncer la vision et les valeurs auxquelles la nation s’attache, et les rejeter au profit d’un roi qui défendra sa vision et ses valeurs. La nation désire un roi « comme il y en a chez toutes les nations » (1 Sam 8.5). En cela, sa vision du monde et ses valeurs sont inspirées par la culture ambiante idolâtre et non par la crainte de Dieu (« ils m’ont abandonné, pour servir d’autres dieux », 1 Sam 8.8). L’Éternel leur donne, en quelque sorte, le roi qu’ils méritent. Autrement dit, à cette nation qui suit les penchants « naturels » de l’homme, Dieu donne en « premier », un roi « naturel », qui craint l’homme plutôt que Dieu. Dieu choisit puis rejette Saül pour dénoncer la vision du monde « naturelle » au profit d’une vision « spirituelle » (représentée par la ferveur du jeune David pour défendre l’identité et la réputation de Dieu, 1 Sam 17.26c).
Serait-ce dû, notamment, à la dureté naturelle de notre cœur ? Il semble que Dieu nous pousse dans les retranchements stériles de nos initiatives « naturelles », sans lui, avant de nous permettre de considérer plus sérieusement ses voies, qui découlent d’une vision « spirituelle ». Il nous laisse essayer, tâtonner, échouer, avant de nous tourner vers une vie à sa manière et non plus à la nôtre. Puissions-nous apprendre la leçon de plus en plus rapidement !
4. Faire le bien, mais le faire mal
Voies de l’homme, voies de Dieu
Jésus est présent au milieu de son peuple, mais sommes-nous présents à lui ? Nous connaissons nos valeurs morales et religieuses et nous voulons agir en plein accord avec elles, mais il est possible de les mettre en pratique sans être spirituellement uni à Christ.
On peut faire une chose bonne, mais de la mauvaise façon : adorer Dieu, aimer son prochain, diriger une Église, etc. Comme Saül, nous pouvons être tentés de prendre des raccourcis par crainte des hommes et sous la pression de nos urgences (ce qui est un esclavage issu de cette crainte). Il faut contenter tout le monde : la famille, l’entreprise, la communauté spirituelle, les autorités. Nous souhaitons être aimés, ou du moins respectés. Alors, les raccourcis, nous les connaissons. Ils se basent sur des choses bonnes : des formules pieuses répétées régulièrement, des rites qui rassurent, des rendez-vous qui rassemblent, etc. La tentation est grande de consacrer toute notre énergie à ce qui ressemble à de la piété, mais sans celui qui en fait la force (2 Tim 3.5).
Certains systèmes moraux (y compris les principes chrétiens quand ils sont envisagés comme un système moral seulement) ont tendance à favoriser une bonté comportementale de surface plus qu’ils ne transforment véritablement la vision du monde au niveau plus profond (celui de nos convictions réelles, qui motiveront nos valeurs et nos actions). Ma vision du monde change-t-elle progressivement à mesure que j’en apprends plus sur Dieu et l’œuvre de sa grâce en moi ?
Agir pour lui ou avec lui ?
Nous voulons faire le bien, mais à notre manière, agités que nous sommes, en « oubliant » de commencer par nous rendre disponibles au pied du Maître. Sans Dieu – qui, seul, est bon – tout notre bien n’a rien de bon (Rom 7.17s). Moi qui ai professé suivre Christ, je désire suivre son enseignement, mais est-ce que je désire le suivre, lui ? Suis-en train non seulement d’agir selon des valeurs chrétiennes, mais aussi de grandir dans ma dépendance de sa réelle présence ? J’ai probablement progressé dans ma connaissance doctrinale et pratique, mais ai-je régulièrement grandi en Christ, uni à lui, et dans sa puissance d’action ? Ma vision du monde est-elle formée, transformée, par la pensée de Dieu et mes voies entrent-elles dans les voies de Dieu ?