Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page

Elisée et Naaman: le monde à l’envers

(2 Rois 5)

L’histoire de Naaman est connue. Un lépreux est guéri de sa maladie après s’être plongé dans le Jourdain. L’histoire est connue, mais est-elle bien connue? L’auteur de 1-2 Rois ne se contente pas de résumer l’événement en une phrase, mais y consacre tout un chapitre. De nombreux détails sont donnés. Une dizaine de personnages interviennent. Des portraits poignants s’en dégagent.

La narration est alerte, passionnante, souvent étonnante. Pourquoi guérir le général de l’armée ennemie? Pourquoi lui demander de se plonger sept fois dans le Jourdain? Pourquoi accepter le compromis de Naaman quand ce dernier demande au prophète la permission de se prosterner dans le temple d’une divinité païenne, après avoir révélé son intention d’adorer l’Eternel (v. 18-19)? Pourquoi punir si sévèrement Guéhazi d’une offense, semble- t-il, mineure (v.27)? Naaman, le général qui a ravagé la terre promise, est délivré de sa lèpre, alors que le plus proche collaborateur d’Elisée (et toute sa descendance avec lui) est puni pour toujours. C’est le monde à l’envers. Naaman, non seulement n’est pas puni pour ses méfaits passés (guerre contre Israël), mais il reçoit la guérison de sa lèpre, gratuitement de surcroît, et obtient d’avance l’acquittement de compromis futurs. De son côté, Guéhazi, peu récompensé pour ses services passés (son salaire lui semble modeste), est châtié, avec une sévérité extrême, pour avoir convoité un profit légitime (à ses yeux), un gain qui de surcroît ne privait personne puisqu’Elisée avait refusé le don et que Naaman était tout heureux d’offrir argent et vêtements.

La guérison de Naaman est un texte complexe dans lequel interviennent différents personnages. Pour en saisir toute la richesse, nous allons nous arrêter successivement sur Elisée, sur Naaman, sur Guéhazi, sur la jeune esclave juive et sur le roi d’Israël.

Elisée, le prophète

Elisée est le personnage principal. Son comportement peut être analysé par rapport au contexte immédiat, mais aussi par rapport à son ministère de prophète annonçant Jésus-Christ (Voir Promesses 122 « Elisée, le prophète des signes »).

Par rapport au contexte immédiat, la guérison de Naaman a pu produire les réactions les plus diverses. Secourir un étranger, un ennemi redouté de toute la nation, suscite non seulement l’interrogation, mais aussi le soupçon. Pourquoi Elisée a-t-il aidé ce général fortuné? N’y avait-t-il point de lépreux à guérir en Israël? Elisée serait-il un traître à la solde de l’ennemi? La surprise et la déception suscitées par la guérison du général syrien ont pu engendrer les accusations les plus osées dans le camp israélite.

Notons, cependant, que le roi d’Israël était au courant de la visite de Naaman à Elisée (v.8) et devait même souhaiter (sans trop y croire) une guérison du général pour éviter une nouvelle confrontation armée avec son belliqueux voisin du nord.

Ensuite, Elisée n’est pas homme à se laisser acheter. Dès la première visite, Elisée tient le Syrien à distance. Malgré le long voyage du dignitaire, le prophète lui répond par un simple domestique. Pourtant, les précautions sanitaires les plus sévères n’interdisaient pas de parler à un lépreux. Apparemment sans égard pour son notable voyageur ni pour les lois sacrées de l’hospitalité, Elisée le renvoie loin de lui. L’étranger doit aller jusqu’au Jourdain, situé à plus d’une journée de marche de la capitale. Si Elisée n’avait jamais voulu revoir Naaman, il n’aurait pas agi autrement.

Voilà le point crucial. Elisée décourage Naaman de revenir vers lui une fois la guérison obtenue, car il ne veut rien recevoir pour l’intervention miraculeuse. Le Jourdain est choisi comme lieu du miracle, parce que le fleuve se trouve sur le chemin de retour de Naaman, à plus de 50 kilomètres de Samarie. Une fois guéri, le Syrien n’aura qu’à poursuivre la route pour rentrer chez lui. La manière expéditive de traiter le malade provoque une aigreur qui devrait le décourager de revenir vers Elisée. Elisée veut offrir la guérison comme un don total. Quand malgré tout Naaman revient reconnaissant vers lui, le prophète refuse tout cadeau: « L’Eternel, dont je suis le serviteur, est vivant! je n’accepterai pas. Naaman le pressa d’accepter, mais il refusa» (v. 16). La formule est solennelle pour ne laisser aucun doute sur ses intentions réelles. Malgré toute l’insistance du général, Elisée ne se laisse pas fléchir. Il n’y a pas l’ombre d’un esprit mercantile chez le prophète.

Elisée n’exploite même pas la guérison du général pour améliorer la relation avec la Syrie ou pour marchander la libération de quelques prisonniers de guerre. Quand Naaman exprime son désir d’adorer l’Eternel en Syrie, aucun témoignage public ne lui est imposé (v.17-19). Au contraire, Elisée accepte que ce témoignage se fasse discrètement. La terre demandée, sur laquelle Naaman s’agenouillera lorsqu’il s’inclinera dans le temple de Rimmon, sera le signe d’une adoration réelle, mais privée.

La guérison offerte par Elisée est gratuite du début à la fin. Elle annonce le salut gratuit accordé par Jésus-Christ: « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est point par les ouvres, afin que personne ne se glorifie » (Eph 2.8-9).

La guérison de Naaman annonce aussi l’ouverture des païens au ministère de la grâce, comme le souligne Jésus: « II y avait aussi plusieurs lépreux en Israël du temps d’Elisée, le prophète; et cependant aucun d’eux ne fut purifié, si ce n’est Naaman le Syrien » (Lc 4.27).

La manière dont la guérison s’effectue annonce un salut unique. Naaman devait se plonger sept fois dans le Jourdain. La condition était simple et précise. Aucun autre moyen ne convenait: ni la main du prophète, ni d’autres fleuves, ni un nombre différent de lavements. Pour Naaman, les fleuves de Damas semblaient mieux qualifiés pour la purification, car leurs eaux sont claires et viennent des montagnes enneigées, alors que le Jourdain, limpide à la sortie du lac de Galilée, ne tarde pas à se troubler et à prendre une couleur brun-sale qui provient de la nature de son lit. La logique du général risque de le perdre, car il oublie ou ignore que les voies de Dieu sont souvent folies pour les hommes. Le Jourdain était la seule voie pour la purification de Naaman, tout comme Jésus est le seul chemin pour mener à Dieu (« Je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi », Jn 14.6). Comme le Jourdain, Christ n’a pas non plus attiré les regards (cf. Es 53: il a plu à Dieu de briser son oint pour que, par lui, nous ayons la rédemption de nos fautes). Le salut est simple, mais il n’est pas sans contenu. Ce n’est pas la foi qui sauve, mais la foi en Christ. Jésus est mort sur la croix pour nos péchés. Comme le dit Paul, « la prédication de la croix est une folie pour ceux qui périssent, mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une puissance de Dieu » (1 Cor 1.18).

La bénédiction accordée à Naaman de vivre sa foi d’une manière particulière (s’agenouiller dans le temple de Rimmon, mais sur la terre d’Israël) n’est pas un encouragement au compromis (comme certains le comprennent, mais une annonce que la foi des païens sauvés par l’Eternel se vivra différemment qu’en Israël. Les lois alimentaires, les fêtes solennelles, les rituels de purification, les innombrables sacrifices d’animaux ne seront pas imposés aux non-Juifs. Le croyant d’origine juive pourrait comprendre cette liberté du croyant d’origine païenne comme un compromis aux lois divines. Il n’en est rien. « Va en paix » dit Elisée à Naaman (v.19). « Mangez de tout ce qui se vend sur le marché » dit Paul aux croyants de la nouvelle alliance (1 Cor 10.25). Le chrétien est dans le monde sans être du monde.

Le jugement de Guéhazi annonce les conséquences terribles qui attendent celui qui rejette le salut par la grâce. Le salut n’est pas fondamentalement une question de nationalité ou d’éducation, mais de foi. Guéhazi est Juif et a pu bénéficier de l’enseignement d’Elisée, alors que Naaman est païen et n’a qu’une vague connaissance de Dieu. Pourtant, c’est Naaman qui accepte le don divin, alors que Guéhazi le refuse à autrui. Si la descendance de Guéhazi est punie (« La lèpre de Naaman s’attachera à toi et à ta postérité pour toujours » v.27), c’est pour annoncer un jugement analogue sur tous ceux qui font spirituellement partie de la famille de Guéhazi.

Par ce jugement, notre texte complète le récit de la Sunamite, car en 2 Rois 4, la foi de la femme avait conduit à la guérison d’une maladie génétique de son fils (voir Promesses 123 « Elisée et la Sunamite »), alors qu’en 2 Rois 5, l’endurcissement de Guéhazi donne naissance à un lien héréditaire qui conduit à la misère. En termes théologiques, nous sommes héritiers soit d’Adam, soit de Christ.

Naaman, le Syrien

Naaman est un homme d’honneur prêt à payer son dû. La quantité de cadeaux emportés montre clairement que le général ne se rend pas en Israël en conquérant, mais en homme nécessiteux prêt à récompenser généreusement son bienfaiteur. L’argent seul représente cinq fois le montant qu’Achab a payé pour l’emplacement de Samarie (2 Rois 16.24). Lorsqu’Elisée l’envoie au Jourdain pour se purifier, Naaman ne profite pas de son éloignement du prophète pour rentrer directement chez lui sans remercier son sauveur (cf. Lc 17.11-18: parmi les dix lépreux guéris par Jésus, seul un Samaritain – un étranger – était revenu témoigner sa reconnaissance). Plus tard, quand Guéhazi lui demande de l’aide, Naaman offre immédiatement le double de ce qui est demandé (v.23).

Naaman veut aussi honorer l’Eternel, car il a compris que le prophète n’est qu’un intermédiaire. Il a compris aussi l’utilisation du symbolisme. Si le Jourdain représente l’Eternel, la terre d’Israël peut aussi le représenter. Aucune pensée magique dans tout cela, mais une foi dans le Dieu qui s’est révélé à Israël. Sa demande de prier l’Eternel dans le temple de Rimmon ne reflète aucun compromis spirituel. Elisée ne lui avait rien demandé et ne lui avait transmis aucun enseignement sur la manière de vivre sa foi en terre païenne, loin de toute communauté de fidèles. Toute la réflexion est initiée par Naaman qui veut sincèrement servir l’Eternel, mais sans savoir jusqu’où il doit aller: Il réalise que sa nouvelle foi peut lui coûter la vie. Il est prêt à tout. En posant la question à Elisée, il prend le risque d’un refus. Si l’Eternel lui demande de couper tous les ponts avec sa culture, il le fera. Elisée lui répond de manière surprenante: « Va en paix ». La foi en territoire païen sera vécue différemment qu’en territoire juif. Alors même que le moyen de venir au salut est unique (Naaman devait se plonger dans le Jourdain sept fois), l’adoration au quotidien trouve des expressions diverses dont le dénominateur commun est un engagement total. La manière de vivre cette foi dans les situations les plus diverses ne nous est pas donnée. Ce texte ouvre une porte que certains aimeraient voir fermée, mais dans le domaine de la foi tout n’est pas légiféré. Certaines choses le sont et doivent être respectées à la lettre. D’autres sont laissées à notre appréciation individuelle. Comme Jésus l’a dit à la Samaritaine, ce n’est pas le lieu géographique qui compte en premier pour l’adoration, mais l’esprit dans lequel se fait cette adoration (Jn 4.19-24).

Naaman est aussi un homme qui sait écouter les plus petits que soi. Le témoignage de la jeune esclave est écouté, tout comme l’exhortation de ses serviteurs. Naaman, certes, a été refroidi par l’accueil glacial du prophète (et c’est bien ce qu’Elisée avait cherché à faire), mais Naaman ne campe pas sur ses désillusions. Ses a priori sur la manière dont la guérison devait se dérouler (v.l1) ne sont pas inébranlables. L’homme a un esprit ouvert. Quand il quitte Elisée, déçu et fâché, il est assez humble pour écouter ses serviteurs et se remettre en question. Plus tard, quand il découvre la grandeur de l’Eternel, il cherche sincèrement à la suivre et ne demande qu’à être instruit.

Guéhazi, le serviteur

Guéhazi se situe à l’opposé de Naaman. Face à face, nous avons un Juif et un Syrien, un subalterne et un général, un homme instruit dans les choses divines et un païen dépourvu de révélation spéciale, un pauvre cupide et un riche généreux. Naaman marche de progrès en progrès (il est guéri d’abord, puis découvre la foi et s’y engage), alors que Guéhazi dérape davantage à chaque pas (il critique silencieusement son maître [v.20], trompe Naaman et ternit l’image du prophète [22], puis ment directement à Elisée [26] qui entrevoit déjà les prochains délits et en souligne la progression: « Est-ce le temps de prendre de l’argent et de prendre des vêtements, puis des oliviers, des vignes, des brebis, des boufs, des serviteurs et des servantes? » v.26). Quand Guéhazi apparaît sur scène au verset 20, les lecteurs sont encore sous le choc de la réponse d’Elisée à Naaman (« Va en paix » v.19). Alors qu’ils questionnent la sagesse d’une telle réponse, Guéhazi critique son maître d’avoir « ménagé Naaman » (v.20), non par rapport à la liberté accordée à Naaman, mais pour ne pas avoir accepté d’argent du Syrien. Alors que les lecteurs s’interrogent sur l’engagement spirituel de Naaman et le respect de l’honneur divin, Guéhazi est préoccupé de lui-même et de son bien-être matériel.

Humainement, le raisonnement de Guéhazi se tient. Pourquoi ménager ce riche étranger ennemi de la nation? Tout pousse à dépouiller Naaman: la cupidité, la xénophobie, la rancune. Mais une fois encore, la voie de Dieu n’est pas celle des hommes.

Guéhazi, aveuglé par les pensées humaines, croit pouvoir échapper au regard du prophète. Il pense pouvoir rejoindre Naaman incognito. Se rappelle-t-il la confession d’Elisée lorsque la Sunamite leur avait rendu visite suite au décès de son fils? Elisée avait alors affirmé ignorer la raison de sa venue (2 Rois 4.27). Mais Guéhazi se trompe, car il confond l’ exception avec la règle. Elisée est doué d’un discernement exceptionnel. Non seulement perce-t-il immédiatement le mensonge, mais il annonce déjà les égarements futurs (v.26). Ayant placé Mammon à la première place, Guéhazi dépouillera toujours plus son prochain.

Guéhazi est jugé sévèrement, car sous une apparence de piété, le serviteur d’Elisée bafoue la foi véritable. Ayant convoité les biens de Naaman, Guéhazi devient comme le païen et hérite sa lèpre.

La jeune esclave juive et le roi d’Israël

Il nous reste à porter un regard sur deux personnages secondaires: l’esclave juive et le roi d’Israël. Le comportement de la jeune captive est particulièrement intéressant. Malgré une situation dramatique, elle témoigne d’une foi remarquable. Là où d’autres douteraient de la toute puissance de l’Eternel, elle manifeste une assurance étonnante. L’Eternel, par son prophète Elisée, peut sauver ceux qui se confient en lui. Mais plus que sa foi, c’est son discernement spirituel et son amour pour son prochain qui étonnent. La jeune fille croit que Dieu peut faire du bien aux étrangers, même à ceux qui oppriment Israël. « Elle dit à sa maîtresse: Oh! si mon seigneur était auprès du prophète qui est à Samarie, le prophète le guérirait de sa lèpre! » (v.3). La jeune fille partage son espérance avec sa maîtresse pour donner à Naaman la possibilité de guérir. L’esclave cherche le bien de son prochain, même de celui qui la retient prisonnière.

La foi et le comportement de la fille sont remarquables et sont en avance sur son temps. Elle est animée d’un amour désintéressé qui tranche avec l’égoïsme de Guéhazi. Même si Naaman a certainement récompensé la jeune fille à son retour – peut-être lui a-t-il même rendu la liberté, car l’homme est généreux -, le narrateur n’en dit rien, car son intérêt est ailleurs, et peut-être aussi peut-il ainsi mieux souligner l’amour gratuit de la jeune femme.

Quant au roi d’Israël, il manque totalement de discernement. Il oublie Elisée qui réside pourtant dans la même ville que lui et interprète mal l’action des Syriens au point de risquer un conflit militaire (v.7). Le contraste entre le roi et la jeune fille est frappant. D’un côté, une adolescente captive pleine de discernement et animée d’une foi vivante (elle n’a pas oublié Elisée), de l’autre, un monarque oublieux et dépourvu du bon sens élémentaire.

Les contrastes entre Naaman et Guéhazi ou entre la jeune fille et le roi d’Israël accentuent les leçons spirituelles de ce récit. Quand les païens deviennent croyants et les Hébreux instruits s’éloignent du Seigneur, quand les petits discernent correctement et donnent la leçon aux grands, le monde bascule. Le récit de Naaman reflète un monde à l’envers. Fondamentalement, il annonce les chamboulements caractéristiques de la période néo-testamentaire.

Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page
Arnold Daniel
Daniel Arnold a été, pendant de longues années, professeur à l’Institut biblique Emmaüs. Membre du comité de rédaction de Promesses, il est un conférencier apprécié et l’auteur de nombreux livres, parmi lesquels des commentaires sur des livres bibliques.