Inégalités : approche statistique et biblique
Le titre de ce numéro de Promesses porte en lui-même le thème de cet article : il y a des pauvres et des riches, et donc des inégalités. À partir de quelques données statistiques, nous essayerons de fournir des éléments de cadrage sur le partage des ressources, tant en termes de flux (les revenus) que de stock (le capital possédé), entre pays et au sein d’un même pays. Pour chaque thème, nous ébaucherons une appréciation chrétienne basée sur les principes bibliques.
Les inégalités de revenus entre pays
Le développement économique a été très inégal suivant les pays au cours de l’histoire. Au Moyen-Âge, on estime que la richesse produite était plus élevée en Chine qu’en France. Les découvertes du XVe siècle et le développement commercial qui a suivi, puis les révolutions industrielles ont propulsé l’Europe loin devant, ainsi que plusieurs de ses anciennes colonies (États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande). Plus récemment, la manne pétrolière a placé plusieurs pétromonarchies du Moyen-Orient parmi les pays les plus riches.
Le plus frappant est que l’échelle des pays selon leur PIB ne coïncide pas avec celle de leurs ressources naturelles : plusieurs pays parmi les mieux dotés (par exemple, la RDC) sont parmi les plus pauvres.
Le Qatari moyen a produit en 2019 une richesse 183 fois plus importante que l’habitant moyen du Burundi.
Ces inégalités sont source de tensions internationales qui vont aller croissant en raison de la mondialisation (qui fait miroiter sur le smartphone les pays occidentaux comme des paradis faciles) et de la croissance démographique de certains pays (en particulier en Afrique sub-saharienne).
L’appréciation chrétienne
La Bible relie parfois la prospérité avec la sagesse du gouvernant (cf. Prov 29.4 ; Ecc 10.17). Cette règle souffre de nombreuses exceptions, mais on peut constater que l’incurie des gouvernants explique une partie significative des inégalités entre pays. L’exploitation coloniale a laissé des traces durables, mais ne suffit pas à tout expliquer.
Le chrétien prendra à cœur la situation de pays, même lointains, où les conditions de vie sont difficiles ; il gardera intacte sa capacité d’indignation quand la justice et l’équité sont bafouées. Une attention à la provenance de sa consommation, l’intérêt porté au commerce équitable, etc., sont des petits pas pour aider à réduire ces inégalités. Sur un plan plus collectif, des initiatives chrétiennes comme le Défi Michée ou le SEL1 visent à interpeller et à sensibiliser sur les traitements injustes dans le monde.
Les inégalités de revenus à l’intérieur d’un pays
Qu’il y ait des inégalités de revenus en fonction de la responsabilité endossée, des efforts fournis, des capacités, etc., n’est pas en soi choquant. C’est l’amplitude des écarts qui pose question.
La part des revenus des plus riches tend à s’accroître dans un même pays :
Un indicateur est la croissance vertigineuse des rémunérations des grands patrons : il y a ne serait-ce que 20 ans, il était souvent de l’ordre de 20 fois le salaire moyen de l’entreprise. Aujourd’hui des multiples de 100 fois ne sont pas rares !
Les mesures prises par les gouvernements libéraux (surtout anglo-saxons) au début des années 1980 pour relancer la croissance après les deux chocs pétroliers ont conduit à baisser le taux de prélèvement maximal des plus riches. La théorie douteuse du « ruissellement » supposait que l’enrichissement des plus aisés conduirait à l’enrichissement des autres strates de la société ; il a été démontré qu’elle était fausse.
L’appréciation chrétienne
Le chrétien est à juste titre révolté par les écarts entre riches et pauvres. Avec lucidité, il comprend que ces différences sont liées aux « structures de péché » induites par la condition actuelle de l’homme. Au-delà d’une éthique personnelle qui a toute son importance sur ce thème, il promouvra les politiques visant à réduire ces inégalités et il se réjouit de l’existence dans de nombreux pays de mesures correctrices, qui visent, par des procédés de redistribution, à combler une (petite) partie des écarts de revenus (cf. 2 Cor 8.15).
Les inégalités de patrimoine
Ce qui est vrai des revenus l’est aussi du patrimoine — et dans une proportion souvent supérieure. Une étude de 2017 menée par l’ONG Oxfam et le Crédit Suisse aboutit à des différences vertigineuses2 :
- La concentration des richesses est extrême : 62 milliardaires posséderaient autant que la moitié des humains, soit 3,5 milliards de personnes.
- La plupart des habitants de la Terre n’ont presque pas (ou pas du tout) de patrimoine : 80 % de la population mondiale devrait se contenter de posséder 5,5 % des richesses.
- Les écarts tendent à s’accroître : 82 % de la richesse créée en 2017 a profité aux 1 % les plus riches : les politiques accommodantes menées par les banques centrales depuis la crise de 2008 ont conduit à une inflation du prix des actifs3 qui a bénéficié avant tout à ceux qui avaient déjà des actifs.
Les pays en développement sont ceux où ces inégalités de patrimoine sont les plus criantes : le patrimoine détenu par les 1 % les plus riches représentait 58 % du total des patrimoines du pays en Inde ou au Brésil, contre 18 % au Japon, 25 % en France et 42 % aux États-Unis.
L’appréciation chrétienne
Accumuler à l’excès est un travers humain que les prophètes (És 5.8), Jésus (Luc 12.18) ou les apôtres (Éph 5.5) ont dénoncé4. Même si, dans certains pays, les impôts sur la fortune, les taxes sur les successions ou sur les biens immobiliers, réduisent un peu les écarts, les disparités restent choquantes. Les dispositions relatives au jubilé qui visaient pour Israël à corriger les biais inévitables vers l’accumulation sont difficiles à transposer aujourd’hui, mais montrent la voie.
La réduction globale de la pauvreté dans le monde
Si les constats précédents sont plutôt désespérants, il convient néanmoins de relever que la pauvreté a fortement reculé ces dernières décennies. En 25 ans (1990-2015), la proportion des personnes vivant en « absolue pauvreté »5 est passée de 37 % à 9,6 % des humains (soit quand même 700 millions de personnes de trop !). Sur une plus longue échelle, la réduction est encore plus spectaculaire :
Cette baisse est d’autant plus remarquable qu’elle s’inscrit dans une dynamique démographique sans précédent : entre 1820 et 2015, la population mondiale est passée de 1,1 à 7,5 milliards d’individus ! Elle a été spectaculaire en Asie — moindre en Afrique qui concentre aujourd’hui la majorité des plus pauvres.
L’appréciation chrétienne
La concomitance de la réduction de la pauvreté et de l’augmentation de la population a démenti les prophéties pessimistes de Malthus (un pasteur anglican !). Par la grâce généreuse de notre Dieu, il a été possible à des milliards de personnes de manger désormais à leur faim et d’accéder aux biens indispensables — même si ce fut au prix d’une consommation des ressources naturelles à un rythme effréné et non soutenable. Le chrétien s’en réjouit, sans se faire d’illusions sur une hypothétique abolition de la pauvreté ; il se rappelle la parole du Maître : « Des pauvres, vous en aurez toujours autour de vous. » (Marc 14.7, Semeur)
Conclusion
La Bible (et surtout le N.T.) insiste davantage sur les comportements individuels que sur les réformes structurelles. Les appréciations qu’en tant que chrétiens nous pouvons porter sur les grands enjeux actuels concernant les richesses nous conduisent à œuvrer, chacun dans notre mesure, dans le sens du « bien » et du « mieux ». Elles ne doivent cependant faire de nous ni des juges « externes » d’un système que nous estimerions condamné (nous y participons tous, nolens volens !), ni des zélateurs ardents de réformes destinées à retrouver le « paradis sur terre » (dont nous savons l’impossibilité tant que le règne effectif de Jésus ne sera pas établi).
- Voir les sites : https://www.selfrance.org/ et http://michee-france.org/
- Les critiques méthodologiques qui ont pu être relevées contre cette étude ne remettent pas en cause la pertinence des constats.
- Ce terme désigne l’ensemble des biens (immobilier, actions, or, liquidités, etc.).
- Cette dénonciation ne s’oppose pas à une épargne de précaution mesurée, que d’autres textes bibliques encouragent plutôt.
- L’ « absolue pauvreté » est une condition dans laquelle le revenu du ménage est inférieur au niveau nécessaire pour maintenir un niveau de vie de base (nourriture, logement, logement). La Banque mondiale estime ce niveau à 1,90 $ par jour (en parité de pouvoir d’achat).