La justice en entreprise
Le monde du travail est un domaine où la justice est réclamée, en particulier entre employeurs et employés.
• L’employeur cherche un juste équilibre entre le coût du travail de son salarié et son efficacité productive.
• L’employé cherche à être traité de façon juste et impartiale.
Dans ce cadre de valeurs communément admises, le manager chrétien se trouvera confronté à des conflits d’intérêts et de priorisation des valeurs :
Comment concilier justice, équité et efficacité ? Comment rester juste quand il faut prendre des décisions lourdes de conséquences pour les personnes (sanctions, licenciements, révision de conditions salariales…) ?
Comment intégrer les fragilités sans provoquer de sentiments d’injustice ? Comment véhiculer cette justice dans les relations avec l’ensemble des partenaires ?
Sans prétendre répondre à toutes ces questions, nous chercherons dans la Parole de Dieu quelques textes ou quelques exemples qui nous indiquent un chemin de cohérence.
Une juste rémunération ou juste une rémunération (Mat 20.1-16)
La parabole des ouvriers de la onzième heure s’adresse tant à l’employeur qu’au salarié. Le maître invite chacun de ses ouvriers à se concentrer sur le « contrat » passé avec lui, en évitant de se mesurer aux autres.
Il est donc important pour chaque salarié d’être à l’aise avec l’équilibre du contrat de travail sur tous les plans : financier évidemment, mais également en termes de conditions d’exécution des tâches (ou de qualité des conditions de travail) et de niveau des objectifs attendus. Les comptes sont soldés dès lors que chaque partie a rempli sa part du contrat : le salarié ayant effectué sa tâche, l’employeur ayant réglé la somme convenue.
L’enseignement de Jésus dans la parabole va au-delà du pur contractuel pour évoquer la grâce du salut : la rémunération est identique puisque symboliquement il s’agit du salut, le même pour tous.
Toutefois, sur un autre plan, le récit montre que le seul équilibre « contractuel » ne suffit pas à créer ou maintenir un sentiment de justice entre les salariés.
Est-ce à dire qu’une démarche de « bonification » ponctuelle de la part de l’employeur serait donc impossible car considérée comme injuste par les autres membres des équipes ? Non, si elle est justifiée par des éléments factuels.
Par ailleurs, il existe des formes de rémunération égalitaires (quels que soient la rémunération, le temps de travail, la qualité de travail ou même le temps de présence) qui sont perçues par les équipes comme équitables, comme par exemple des prestations du comité d’entreprise.1.
Le refus de l’optimisation à tout prix (Lév 19.9-10,15)
L’Ancien Testament enjoignait au propriétaire d’un champ de ne pas moissonner les bords de son champ, ni de cueillir les grappes oubliées, ni de ramasser les grains tombés, mais de les laisser au pauvre et à l’étranger.
Nous pourrions transposer ce commandement en une invitation pour l’entreprise à ne pas avoir pour objectif principal la maximisation du profit pour elle-même mais à laisser volontairement une part de ses ressources pour le bien commun et en particulier pour les parties prenantes — au premier rang desquelles se trouvent les salariés. C’est ainsi que des mécanismes de participation des salariés aux bénéfices de leur entreprise sont mis en place.
L’entreprise est aussi incitée à ne pas rechercher d’optimisation technique visant à augmenter son profit à tout prix. Dans cet esprit on peut citer : faire de l’optimisation fiscale, se limiter à la stricte application des minima légaux de rémunération des salariés ou encore aller jusqu’aux limites réglementaires permettant de proposer un service ou un produit le plus cher possible.
Ces instructions de l’Ancien Testament se concluent par un appel à juger son prochain avec justice (Lév 19.15). Notons que la justice consiste en un équilibre qui ne favorise ni le fort ni le faible.
Cette « juste » répartition doit prendre en compte une relation équilibrée avec l’ensemble des partenaires, y compris les fournisseurs, qui devraient percevoir une rémunération convenable leur permettant de rémunérer correctement leurs propres salariés. Ces éléments peuvent faire partie d’une contractualisation avec les fournisseurs dans le cadre de labellisation ou d’engagements volontaires 2.
Dans le même ordre de préoccupation, il est aussi juste de rémunérer l’utilisation des biens et services collectifs en honorant les impôts et taxes sur les lieux de consommation des ressources et des biens. Des réflexions sont également menées pour demander aux entreprises de contribuer au renouvellement des ressources naturelles détruites (ou consommées) par l’entreprise, ce qui est l’objet de la taxe carbone, par exemple. Ce principe pourrait être étendu à d’autres types d’impacts environnementaux.
Le management comme service (Jean 13.5 ; Luc 22.26-27)
Le Seigneur a décrit ainsi son « management » à ses disciples : « Que le plus grand parmi vous soit comme le plus petit, et celui qui gouverne comme celui qui sert. Car quel est le plus grand, celui qui est à table, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Et moi, cependant, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. » (Luc 22.26-27)
À son exemple, les managers chrétiens sont invités à être des leaders « serviteurs ». Cela signifie qu’ils font passer leur mission et les personnes qui en sont bénéficiaires avant leur propre intérêt. Cette façon de diriger peut paraître profondément inadéquate aux yeux de beaucoup car la vision habituelle associe l’autorité au pouvoir de disposer des autres pour son propre profit. Or nous pouvons découvrir que l’exercice de l’autorité est bien plus efficace et perçu comme plus juste lorsqu’il est vécu comme étant au service de l’autre. Une telle attitude rend légitime l’autorité sans en amoindrir sa réalité.
Si un manager est prêt à aider et à demander de l’aide en montrant ses propres fragilités, le salarié acceptera plus facilement de rendre également service à son manager. Alors les rapports deviennent plus équilibrés et créent un réel esprit d’équipe au service d’un but commun.
L’amputation pour le bien de l’ensemble
La perception de justice de traitement est relative à ce que nous estimons avoir fourni comme efforts en quantité et en qualité. Notre jugement se base alors sur les seuls éléments que nous voyons et il ignore les points qui ne nous concernent pas ou qui sont au-delà de notre perception.
Il se peut que des décisions difficiles doivent être prises dans l’intérêt du collectif, telles que des licenciements de nature économique ou le licenciement d’un collaborateur qui nuit à la bonne marche de l’entreprise. Le bien de l’ensemble oblige à se séparer d’un élément — un peu comme Jésus proposait de s’amputer d’une main pour « entrer dans la vie » (Mat 18.8).
Dans ce cas, une attitude juste consiste tout d’abord à expliquer les motivations — ce qui exige que celles-ci soient « avouables » — puis à mettre en œuvre, avec une attention particulière, un accompagnement moral, technique et financier.
L’objectif est de compenser, voire, s’il est possible, de tourner en bien la décision apparemment négative. L’expérience montre que la poursuite d’une démarche juste et pleine d’attentions (pour ne pas utiliser le mot « amour ») est non seulement efficace mais, dans de nombreux cas, également économiquement rentable et in fine pour le bien de tous.
Ainsi il est très souvent possible pour un manager chrétien de trouver un chemin conciliant vérité, amour et efficacité/rentabilité, sous réserve de ne pas mettre l’aspect économique au premier plan mais bien l’amour du prochain.
La juste réaction à l’injustice volontaire et à l’autoritarisme
Nous pouvons aussi être confrontés à des comportements volontairement opposés à la notion de justice. Celle-ci est alors considérée comme un obstacle à l’efficacité. Ce type de comportement peut se retrouver à tous les niveaux, mais aura des effets d’autant plus désastreux que la personne dispose de plus de pouvoirs dans l’entreprise.
Alors comment accepter des décisions ou des comportements que nous considérons comme profondément injustes ? Voici quelques pistes de réponse :
• Dire la vérité sans insister sur nos droits, en gardant une « attitude conciliante » (Phil 4.5, NBS).
• Accepter notre incapacité à changer les cœurs et les pensées des personnes.
• Rester confiant dans l’amour de Dieu pour nous (Rom 8.28,39), même s’il est parfois difficile de réaliser sur le moment que telle circonstance peut nous être bénéfique.
Enfin dire la vérité peut nous conduire à prendre la responsabilité de couper les liens avec les personnes qui ont un comportement profondément injuste.
Pour le manager, cela se traduira par ne pas licencier sans en avoir expliqué les raisons, et, si possible, avoir laissé l’occasion de changer et en tout cas dans le respect des droits du subordonné
Pour le subordonné, une coupure du lien sera plus délicate puisqu’il y a évidemment un enjeu de ressources, notamment en cas de rupture du contrat de travail. Bien évidemment la loi — au moins en France — prévoit des voies de recours permettant de contraindre l’employeur ou/et de protéger le salarié en cas de situation malveillante ou malsaine.
L’utilisation des moyens juridiques en vue de faire cesser des agissements injustes, nocifs et illégaux ne semble pas s’opposer au devoir d’obéissance envers les « maîtres selon la chair » visé en Éph 6.5, si les tentatives d’explications en vérité ont échoué.
Toutefois ces voies de recours, utilisables en cas d’impossibilité d’être entendu, sont rarement un moyen de rétablir une relation et encore moins d’atténuer le sentiment d’injustice ; elles permettent, d’une part, de réaliser une rupture dans des conditions économiques plus sécurisées et, d’autre part, d’obtenir une reconnaissance institutionnelle de l’injustice subie.
Ainsi il sera important de faire une double démarche personnelle d’acceptation et de pardon afin d’être libéré réellement d’une telle situation.
* * *
D’autres textes bibliques pourront être utilement mis à profit dans d’autres contextes de travail. Face à l’immense variété des cas rencontrés, il conviendra néanmoins de rester à l’écoute de ce que l’Esprit saint verse dans nos cœurs. Soyons assurés que notre Dieu juste et bon est présent dans chacune de nos situations de travail.
- En France, le comité d’entreprise offre des prestations sociales, culturelles, sportives, de voyage, etc., aux salariés. Elles sont souvent indépendantes des termes du contrat : les enfants
d’une employée à mi-temps ont tout autant droit à l’arbre de Noël de l’entreprise que ceux d’un cadre dirigeant à plein temps. - Certains labels attestent du respect par l’entreprise de relations équilibrées avec ses
fournisseurs tant sur le plan économique que sur le plan juridique, permettant au fournisseur de respecter des normes environnementales et sociétales minimales. Citons par exemple le « Label Relations fournisseurs & Achats responsables » délivré par l’État français.