Dossier: La justice
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La justice : une idéologie ?

La notion de justice est-elle une construction rationnelle ou idéologique 1? La question est provocatrice mais légitime, car la réponse va déterminer la valeur et la crédibilité de notre concept de justice.

Une définition officielle de la justice

Voici la définition très concise donnée par une fiche officielle de l’Administration française 2 :
« La justice constitue à la fois :
1. un idéal philosophique et moral,
2. l’exercice d’une activité (juger),
3. un ensemble d’institutions (les institutions judiciaires). »
Notre réflexion porte sur l’idée de justice et non sur sa mise en œuvre, donc uniquement sur le premier aspect de cette définition : la justice est « un idéal philosophique et moral ». Étudions chacun de ces termes.

Idéal

« Qui est de la nature de l’idée, qui n’a d’existence que pour la pensée.
Qui réunirait toutes les perfections que l’esprit peut concevoir. […] Ce que l’esprit conçoit comme le terme de la perfection 3  ».
L’idéal se situe donc dans l’irréel, l’inaccessible. Bien sûr un idéal est utile pour fixer un but, il permet de déterminer si une pensée ou un acte est cohérent avec ce but ou non. Un idéal est rassembleur tant qu’il se limite à des généralités et à des slogans. Toute tentative de l’appliquer dans le « ici et maintenant » du réel risque de se heurter à des réflexions ou à des intérêts divergents.
→ « Idéal » ressemble plus à « idéologique » qu’à « rationnel » ; ce n’est pas surprenant. Il n’existe pas un unique idéal de la justice, résultat d’une démarche rationnelle incontestable. Le développement d’un idéal est souvent une idéologie, c’est-à-dire un ensemble varié et variable de croyances et de valeurs. Les États qui ont voulu appliquer rigoureusement un idéal d’égalité ont en fait développé des idéologies brutales et irrationnelles.

Philosophique

Les dictionnaires peinent à donner un sens précis à ce terme. Il évoque une recherche de sagesse.
C’est très louable et certainement utile de raisonner méthodiquement. Mais il est inévitable que des préjugés et des biais cognitifs 4 introduisent de l’irrationnel dans la réflexion. Ainsi l’histoire de la philosophie est très riche en écoles concurrentes et successives.
→ La recherche philosophique a l’intérêt de remettre en question les conceptions traditionnelles de la justice, de privilégier la réflexion par rapport aux intérêts personnels. Elle ne cherche pas à imposer des critères clairs pour distinguer le bien et le mal ; elle a donné lieu à de multiples démarches visant un même but (la sagesse) ; mais il leur manque au départ un cadre unique de valeurs de référence.

Moral

Cet adjectif fait référence aux règles sociales, aux mœurs établies dans une société ; mais il n’est pas neutre : il implique une distinction entre un domaine du bien et un domaine du mal. Il indique des valeurs positives et bénéfiques à rechercher (ex : égalité, équité, liberté, vérité, solidarité, bienveillance) et des « anti-valeurs » nuisibles donc à éviter (inégalités, oppression, violence, malveillance). Moral s’oppose à amoral (qui ignore la distinction bien/mal) et à immoral (contraire ce que la communauté considère comme bien).
Les institutions judiciaires ne se réfèrent pas à la distinction morale bien/mal mais à la distinction juridique légal/illégal. Les juges appliquent les lois, en appréciant la plus juste manière de les interpréter. Il revient donc au législateur de fixer des étiquettes bien ou mal sur les points abordés.
Il suffit d’observer des débats dans une assemblée législative ou de suivre l’historique d’une législation pour constater que la distinction bien/mal est floue à un moment donné et variable dans le temps. Cela est particulièrement évident pour les questions dites sociétales (avortement, euthanasie, famille etc.). De grandes différences apparaissent entre les législations de différents pays au même moment.
Les États classés démocratiques considèrent que le peuple est souverain. Le peuple (ou ses représentants élus et médiatiques) peut donc légitimement et légalement modifier des lois qu’il estime obsolètes (dans le domaine économique par exemple) ; il peut tout autant intervenir dans la redéfinition de l’idéal moral, c’est à dire déplacer la frontière entre le bien et le mal. Ces changements sont de réels progrès… si le peuple décide avec sagesse, en fonction de l’intérêt général à long terme, sans être influencé (manipulé ?) par des groupes de pression ou des idéologies irrationnelles.
Dans les États classés non-démocratiques, c’est un pouvoir central qui décide ce qui est bien ou mal, légal ou illégal, juste ou injuste, en fonction de ses propres intérêts ou d’un système de pensée très normatif (une idéologie politique ou une religion d’État). La liberté individuelle ne fait alors plus partie de l’idéal.
→ Moral ? Ce mot surprend dans un texte proposé par une administration républicaine et laïque, dans une définition aussi neutre que possible de la justice, qui plus est. Ce n’est pas un hasard, c’est même inévitable : le juste se définit par rapport au bien, l’injuste pas rapport au mal.

L’intérêt et les limites de cette définition

La définition officielle citée en début d’article a le mérite de la sincérité ; mais elle exprime aussi toute la fragilité d’un concept de justice qui n’est pas ancré dans un cadre de référence solide. Elle est suivie de la conclusion suivante : « [La justice] est à la fois instinctive (le sentiment d’injustice ou de justice s’impose à nous) et complexe (il est impossible de définir abstraitement les critères du juste) ». La justice est alors un équilibre fragile, appuyé sur les valeurs de la majorité d’une population donnée à un moment donné. Elle est codifiée dans des lois formelles et dans une « bien-pensance » qui évoluent au rythme de ces « valeurs ».
Autrement dit, la justice s’appuie sur « un ensemble plus ou moins cohérent d’idées, de croyances et de doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques, sociales, propre à une époque, une société, une classe ». Ainsi tout idéal de justice correspond précisément à la définition d’une idéologie ! (cf. note 1).

Comment définir les fondements d’une vraie justice ?

Plusieurs propositions ont été avancées pour définir une justice universelle, libre de croyances et de doctrines liées à certaines cultures, une justice non idéologique. En voici quelques-unes :

L’amitié (Aristote, 4 e siècle av. J.-C.) :

«  L’amitié parfaite est celle que nouent les hommes bons les uns avec les autres et ceux qui se ressemblent sur le plan de la vertu. Ces gens-là, en effet, se veulent mutuellement du bien de la même manière, parce qu’ils sont bons et le sont par essence 5 . » La recherche commune du bien de l’autre permettrait de réguler les relations sociales.

L’utilitarisme (Jeremy Bentham, John Stuart Mill, 18 e -19 e ) valorise plus l’utilité et l’efficacité que l’appréciation morale.

C’est un « principe qui approuve ou désapprouve toute action en accord avec la tendance à augmenter ou à diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en question6 . »

Le contractualisme (Thomas Hobbes, 17 e  ; John Locke, 17 e  ; Jean-Jacques Rousseau, 18 e )

Les citoyens définissent un contrat entre eux et avec l’État, renoncent à certaines libertés individuelles pour garantir la sécurité, la liberté et l’intérêt général dans la communauté.

Le « voile de l’ignorance 7   »

Établir des principes de justice demande de faire abstraction de son vécu (l’ignorer), c’est-à-dire de s’imaginer dans une situation originelle neutre, pour ne penser qu’à l’intérêt de la communauté.

Un droit naturel sacré ?

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 se distancie de la religion mais exprime clairement le besoin d’une référence stable, d’un absolu qui échappe à la volatilité des réflexions et normes humaines. Son préambule se réfère ainsi à un « Être suprême » pour justifier les droits naturels 8 de l’Homme :
« Les représentants du peuple français […] ont résolu d’exposer […] les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme. […]. L’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen etc.9  »
En fait, aucune des cinq propositions ci-dessus n’a pu s’imposer comme fondement d’une justice légitime, claire, incontestable et efficace !
Le philosophe et politiste Luc Ferry ouvre une autre piste. Il ne mentionne pas Dieu et ne cite pas l’Évangile mais il fait un constat : « En s’appuyant sur une définition de la personne humaine et sur une pensée inédite de l’amour, le christianisme va laisser des traces incomparables dans l’histoire des idées.
[…]., il est tout à fait clair que, sans cette valorisation typiquement chrétienne de la personne humaine, jamais la philosophie des droits de l’homme à laquelle nous sommes si attachés aujourd’hui n’aurait vu le jour10 . »
Mais le « christianisme » n’est pas une école de pensée comme une autre ; son origine n’est pas dans l’homme mais en Dieu lui-même. Il est la vraie référence sûre que l’homme cherche.

La vraie référence

Une référence « par défaut » dans le logiciel humain

« Les hommes faits à l’image de Dieu » (Jac 3.9) : cette expression du Nouveau Testament témoigne du fait que l’homme pécheur a toujours cette empreinte divine en lui. Dieu a créé l’homme avec une conscience, une certaine capacité à distinguer le bien et le mal.
« Quand les païens, qui n’ont point la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, ils sont, eux qui n’ont point la loi, une loi pour eux-mêmes ; ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leur cœur 11 , leur conscience en rendant témoignage, et leurs pensées s’accusant ou se défendant tour à tour. » (Rom 2.14-15) Paul explique ainsi aux croyants de Rome que tout homme possède, au fond de lui-même, les notions de bien et de mal, de juste et d’injuste, de responsabilité.
C’est vrai que beaucoup de valeurs chrétiennes se retrouvent dans des morales non chrétiennes : bienveillance, hospitalité, droiture, respect de la vérité, fidélité dans les promesses, respect de la vie, entre autres.
Donc la référence existe, elle est même inscrite dans notre « ADN » humain. Malheureusement le virus du péché et les blessures de la vie ont affaibli la lisibilité de ses inscriptions et « tagué » des inventions humaines par-dessus.

Une référence parfaitement fiable

Dieu est infiniment sage, il distingue toujours exactement ce qui est bien ou mal, juste ou injuste, vrai ou faux, dans tous les contextes culturels et sociaux.
Dans certains cas particuliers, le chrétien se sent embarrassé pour reconnaître ce qui est juste selon Dieu. Mais il progresse en vivant proche de son maître. Il devient peu à peu un chrétien mature « dont le jugement est exercé par l’usage à discerner ce qui est bien et ce qui est mal. » (Héb 5.14)

Conclusion

La justice n’est certainement pas une construction rationnelle, car dans ce cas elle serait unique et stable.
Les définitions apparues au cours de l’Histoire sont au mieux raisonnables, elles proposent des idéaux… « idéaulogiques », mais elles finissent par s’effondrer, faute d’appui solide. La justice, l’amour, la lumière, la vérité ont leur fondement et leur source en Dieu seul !

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  1. Une idéologie est un « Ensemble plus ou moins cohérent des idées, des croyances et des doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques, sociales, propre à une époque, une société, une classe et qui oriente l’action. » https://www.cnrtl.fr/lexicographie/idéologie.
  2.  https://www.vie-publique.fr/fiches/38023-quest-ce-que-la-justice-definition-de-la-justice.
  3. https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9I0043.
  4. Raisonnement rapide et incomplet qui nous conduit à un jugement erroné.
  5. Aristote, ; Éthique à Nicomaque, Flammarion.
  6. Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation.
  7. John Rawls, Théorie de la justice(1971). John Rawls, Théorie de la justice(1971).
  8. Droit naturel : ensemble des normes supposées relatives à la nature de l’Homme et de son rôle dans le monde, sa finalité. Ce droit naturel confère des droits à l’Homme en tant qu’il est Homme, c’est-à-dire une créature distinguée du reste du vivant. De fait, le droit naturel s’oppose au droit positif [NDLR : ensemble des règles de conduite], car le droit naturel n’a pas besoin d’être inscrit dans le droit écrit pour être en vigueur. (Wikipedia).
  9. https://fr.wikisource.org/wiki/D%C3%A9claration_des_Droits_de_l%E2%80%99Homme_et_du_Citoyen_de_1789.
  10. Luc Ferry, Apprendre à vivre, Plon (2013).
Lacombe Jean
Jean Lacombe a été pendant de nombreuses années missionnaire en République Démocratique du Congo, puis au Burkina-Faso. Il est depuis quelques années en Suisse, où il a rejoint une équipe qui coordonne l’activité de centres bibliques dans divers pays d’Afrique. Il est marié et père de quatre fils. Il est ancien de son église locale et s’implique également dans l’enseignement biblique.