La langue : petit membre, grands effets
«… la langue est un petit membre, mais elle a de grandes prétentions. Voyez comme un petit feu peut embraser une grande forêt ! Or la langue aussi est un feu, elle est le monde de l’injustice… » (Jacques 3.5,6a)
Ces expressions, fortes il est vrai, mais combien justes, émanent de Dieu lui-même, et leur portée n’est nullement exagérée. Pour les justifier, il suffit de penser à tel innocent à qui un faux témoignage a apporté le déshonneur, la mort peut-être ; à telle femme couverte du mépris de la société par la calomnie ; à tel homme trop confiant, dupé par des mensonges ; à des enfants scandalisés par des propos malsains.
Mais sans aller puiser des preuves dans ces fautes graves et en demeurant dans le cercle d’observations que nous fournit notre propre expérience, nous n’aurons que trop d’occasions de reconnaître que de nos paroles légères, de nos propos inconsidérés, de nos simples plaisanteries, de nos petites médisances peuvent sortir bien des choses affligeantes pour notre prochain, et lui causer bien du chagrin. En général, on ne se fait pas une idée juste des conséquences funestes que peuvent entraîner nos paroles, et l’on ne songe guère qu’à l’effet qu’elles produisent au moment où elles sont prononcées.
Mais suivez-les, je vous prie, dans leur rapide voyage de bouche en bouche, et vous serez effrayés des ravages qu’elles vont faire. Ce ne sera, si vous le voulez bien, qu’une simple médisance, qu’on ne fera que répéter, mais pourquoi celui qui l’entend la cacherait¬-il à celui qui la répétera ensuite ? Et si cette parole se répercute d’écho en écho, faudra-t-il beaucoup de temps, je vous le demande, pour qu’une famille, une église, voire un village, en soient informés ? Ce fait divers, raconté d’abord avec exactitude, sera bientôt dénaturé, déformé. Ce qui était vrai le matin se trouvera faux le soir. Répété devant des inconnus ou des Aindifférents, l’« événement » parvient à l’oreille d’un ami, d’un protecteur, d’un maître… pour quels résultats néfastes ! Brouilles entre voisins, reproches entre parents, perte de confiance d’un supérieur, etc. : voilà les fruits amers d’une simple médisance.
Mais prenons un autre exemple. Suivons un jugement téméraire : on n’affirme pas que le fait soit vrai, on le suppose seulement. Trop tard, le trait est parti. Le premier a dit « peut-être », le second ajoute « c’est probable », puis « plus que probable », le troisième dira « c’est certain » avec un petit geste qui va loin et enfin chacun dira « on l’a vu ».
Puis, pour tout réparer, mais plutôt pour tout gâter, un ami officieux rapporte à l’accusé ce qu’on a dit de lui. Alors, la cible de toute cette médisance, le point de mire des flèches acérées, celui autour de qui gravite ce tourbillon de méchanceté, s’indigne que l’on scrute ses intentions, s’irrite, recherche, remonte à la source du bruit, se plaint et se justifie. Ceux qui ont dit et répété ne veulent pas avoir tort ; de là, explications, disputes, vengeances, et chacun se retire emportant dans le cœur une blessure qui saignera toute la vie.
Cet autre exemple encore. C’est une plaisanterie, faite non pas aux dépens d’un absent mais sur un homme présent qui s’efforce de la prendre en riant. S’il est spirituel, il renvoie la flèche, et, de réponse en réponse, on arrive à des paroles acerbes, amères, ironiques, et chacun veut sortir en vainqueur de la joute oratoire. Si la victime est timide, elle est d’autant plus douloureusement blessée qu’elle ne peut arracher le trait de son cœur pour le renvoyer à son adversaire… Mais quelle peine, quelle colère contenue, quelle haine peut-être fermente dans ce cœur outragé… alors que l’amour n’agit pas avec inconvenance, ne fait pas de mal au prochain1 . Dans la bouche de l’homme parfait, point de fraude, dit le prophète, mais des paroles de grâce2.
Je sais que toutes les médisances, tous les jugements téméraires, toutes les railleries n’auront pas des conséqAuences aussi graves, mais faut-il, à la guerre, que vingt balles portent pour tuer un homme ? Faut-il vingt traits pour faire saigner un cœur ? Ne reste-t-il pas, dans la vie de celui qui ne veille pas sur sa langue, assez de médisance, de raillerie, de paroles vaines et déplacées, de méchanceté peut-être, pour souiller bien des réputations, brouiller bien des amis ?
Qui pourra jamais dire le mal accompli de cette manière ? Personne, parce que la voie souterraine et sombre qu’il emprunte échappe à l’observateur le plus attentif. Il est pratiquement impossible de suivre, de bouche en bouche, une parole prononcée et répétée ; il est surtout impossible d’apprécier le trouble qu’elle apporte dans les esprits, mais chacun peut connaître l’effet que produit sur son cœur une parole nuisible proférée en sa présence puisque, malgré soi, il retient dans sa mémoire une prévention, une certaine répugnance à l’égard de celui qu’on a critiqué, même si ce dernier se conduit honorablement.
Si, de chaque trait lancé, de chaque flèche décochée, il reste quelques traces douloureuses, quelle sera la somme de mal produite par une langue qui, durant une vie entière, aura semé médisances, propos inconsidérés, opprobres, railleries…?
La langue sait pourtant se donner des allures d’innocence : on croit si facilement en faire bon usage. On parle d’un absent, on n’en dit pas de mal, on raconte simplement son histoire. Tout est vrai, rien n’est omis, on l’a vu soi-même. D’ailleurs, tout le monde le sait ; le répéter n’apprend rien à personne… Mais il ne faut pas que cela s’oublie ! Du reste, on reconnaît à l’absent de bonnes qualités, on les cite, on les énumère, on en relève le prix… Mais, ajoute-t-on avec un air de fausse commisération, c’est bien dommage qu’à côté de cela il y ait telle ou telle chose… à part cela, il est bien brave… enfin, qui n’a pas ses défauts ?
« Voyez, c’est comme tel autre qui ne lui ressemble pas à cet égard, mais qui, d’un autre côté, tombe dans des excès contraires ; je l’ai d’ailleurs remarqué, ainsi un jAour… » : ici recommence une nouvelle histoire, encore véritable, citée comme exemple. « Malgré cela, ajoute-t-on, je ne lui en veux nullement, je lui rendrais volontiers service »… Voilà pour l’avenir. Pour le présent, on l’égratigne, on le blesse, on le déchire innocemment…
Oui, si souvent, on ne croit pas faire mauvais usage de sa langue, on donne simplement son avis : « Soyez prudent avec lui », c’est la thèse générale. Mais bientôt, sous un fallacieux prétexte, sans même peut-être s’en apercevoir, on passe au particulier. Alors on ajoute : « Ne faites rien sans prendre vos mesures avec cet homme, il pourrait vous tromper, ou se tromper lui-même… enfin, je ne puis rien vous dire de formel, je ne le connais pas suffisamment, vous le connaissez sans doute mieux que moi, mais enfin, je puis vous donner le conseil de prendre toutes vos précautions. Je parle dans votre intérêt, etc. » Quel est le résultat le plus clair de ces paroles sans fondement ? L’auditeur intéressé écoute avec attention, ses soupçons sont éveillés, sa confiance est détruite pour toujours ; il gardera par devers lui une fausse opinion de celui qui a été l’objet de l’entretien, et les conséquences néfastes des « bienveillantes » mises en garde se prolongeront pour une durée inestimable.
Mais pourquoi cette démangeaison d’offrir de tels conseils ? Un motif s’impose : le plaisir de se faire écouter, de se donner une importance capitale dans les relations entre amis.
Pendant ces discours, il y a tel auditeur qui écoute seulement, qui approuve d’un sourire. Par complaisance, il ajoute un mot à la conversation, puis y abonde en citant aussi son trait. Cet autre commence par décerner un éloge pompeux pour être plus crédible quand il lancera sa critique : il pourra ainsi s’attribuer le mérite de l’impartialité. Quelqu’un citera un tort, mais ce sera pour l’excuser ; un autre parlera de ses propres défauts afin de pouvoir, en toute liberté, énumérer ceux des autres.
Il faudrait des pages pour commenter tout le mal que la langue peut faire. Pour pasAser le temps (alors que Dieu dit de le racheter), quelqu’un plaisante ; un second approuve, retient la plaisanterie pour pouvoir, le cas échéant, la resservir avec autant de succès. Les manifestations de ce mal sont innombrables. Sans remords, on prend un secret plaisir à répandre le venin de la calomnie sur ses frères, tout en sachant que « si quelqu’un pense être religieux et qu’il ne tienne pas sa langue en bride, le service religieux de cet homme est vain ».3
Si un serpent venimeux échappe au contrôle de celui qui sait le charmer, le reptile mord4 . Le charme qui nous empêchera de mordre, nous chrétiens, c’est l’action puissante du Saint-Esprit.
On peut mettre le mors aux chevaux pour les faire obéir5 . Toutes les espèces de bêtes sauvages ont été domptées par les hommes, mais pour la langue, personne n’est parvenu à la dompter ni à l’asservir6 . Aussi nous faut-il remonter à la source : la Parole de Dieu, toujours pénétrante, nous dévoile les origines secrètes du vice de la médisance. Elle déclare en effet : « De l’abondance du cœur, la bouche parle »7 , et aussi : « De toutes les paroles oiseuses que les hommes auront prononcées, ils devront rendre compte au jour du jugement. »8 Quel sera donc le remède à l’abondante méchanceté de nos cœurs ? La crainte de Dieu, sa Parole, son Esprit, son amour dans nos cœurs :
– La crainte de déplaire au Dieu qui nous a sauvés, nous a rachetés, nous a donné une telle part et une telle espérance ;
– Sa Parole, qui nous fournit de si puissants correctifs quand elle trouve de l’écho dans nos cœurs : « Tu n’iras pas ça et là, médisant parmi ton peuple »9 ;
– Son Esprit qui nous conduit dans toute la vérité10 ;
– Son amour, qui nous porte à donner notre vie pour les frères11 .
Je rappellerai ici un trait bien connu de l’histoire d’Ésope, le fabuliste grec. Son maître Xanthus lui ayant donné l’ordre d’acheter au marché ce qu’il y aurait de meilleur et rien d’autre, Ésope n’acheta que des langues qu’il fit accommoder à toutes les sauces. Les convives ne tardèrent pas à s’en dégAoûter : « Hé, qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? » répondit Ésope, « c’est le lien de la vie civile, la clé des sciences, l’organe de la vérité et de la raison. » « Eh bien, » reprit Xanthus, qui prétendait l’embarrasser, « achète-moi demain ce qu’il y a de pire. » Le lendemain, Ésope ne fit encore servir que des langues, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : « C’est la mère de tous les débats, la nourrice de tous les procès, la source des divisions et des guerres ; si elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur et, qui pis est, de la calomnie. » Ces paroles, prononcées 500 ans avant J.C., sont toujours d’application et sont restées célèbres dans le monde entier.
* * *
Mais quittons ce pénible sujet de la médisance, et considérons ensemble le bien immense qu’a fait et que peut faire ce petit membre. La bénignité (indulgence, douceur, condescendance affectueuse) de la langue est un arbre de vie 12 .
L’Épître de Jacques fait trois comparaisons à propos de la langue (3.4-6,11-12) : d’abord le très petit gouvernail d’un navire, ensuite un petit feu qui allume une grande forêt et enfin une fontaine qui fait jaillir par la même ouverture le doux et l’amer. Le petit gouvernail amène le navire au port avec sa cargaison, si précieuse pour l’humanité, malgré tous les éléments contraires. C’est l’image du bien que la langue peut faire lorsqu’elle est bridée et que nous sommes rendus capables de gouverner notre manière de parler par les principes si précieux de la nouvelle nature. Par elle, nous bénissons le Seigneur et Père, et nous savons que la louange est bienséante, chose agréable à Dieu, qualifiée de bonne13 . Par elle aussi, ceux qui craignent l’Éternel dans un temps particulièrement mauvais, relaté dans le livre de Malachie, parlent l’un à l’autre et captent ainsi l’attention du grand Dieu qui a fait les cieux et la terre, de telle sorte que l’Écriture déclare : « Il a été attentif.» 14
Par la langue encore, nous nous consolons l’un15 l’autre en nous occupant du glorieux retoAur du Seigneur Jésus. Par elle, nous nous édifions les uns les autres sur notre très sainte foi16 et ainsi, encouragés, nous poursuivons la course qui est devant nous. Par elle, nous pouvons faire connaître l’œuvre merveilleuse de notre Sauveur, nous pouvons nous exciter l’un l’autre à l’amour et aux bonnes œuvres17 , remuer les cœurs, de telle sorte que la personne du Seigneur Jésus nous devienne toujours plus sensible. Ce faisant, nous acquerrons un titre qu’on ne rencontre pas souvent dans les Écritures : « Fils de consolation.18 » Par elle, nous pouvons ramener un égaré dans le bon chemin, sauver une âme de la mort et couvrir une multitude de péchés19 . Par elle aussi, nous pouvons consoler la veuve et soutenir l’orphelin ; nous pouvons dire des choses précieuses sur la personne de Christ lorsque notre langue revêt le style d’un écrivain habile20 .
Par elle aussi nous pouvons parler de Celui qui a été crucifié, amener ainsi une âme à la connaissance de ce grand salut et permettre au ciel de se réjouir. Par elle encore, nous pouvons éclairer nos frères retenus ou asservis dans des mouvements d’erreur. Par elle toujours, nous pouvons bénir ceux qui nous persécutent21 et, service si précieux, c’est par elle que nous prions.
L’éternité livrera tous les secrets résultats de ce travail de la prière, de l’intercession et de la supplication. Les assemblées auront été soutenues, gardées, richement douées de dons précieux parce que la langue aura parlé de ces sujets devant Dieu. De graves difficultés auront été surmontées, non pas parce que l’on aura discuté devant les intéressés, mais parce que, dans le secret, on les aura soumises à Dieu. Qui pourra révéler, sinon le tribunal de Christ, tout le bien que la langue, sous l’action puissante du Saint-Esprit, aura fait dans ce monde ?
L’Ecclésiaste déclare : « Les paroles de la bouche du sage sont pleines de grâce »22 , ou, en quelque sorte, sèment le salut. Le divin Modèle pouvait dire : « Il m’a donné la langue des savants, pour que je sache soutenir par une parole celui qui est las »23 , et c’est ce qu’il fait le long du chemin, disant aux uns et aux autres : « Ayez bon courage. »
La langue peut encore être employée pour chanter les louanges du Seigneur et ainsi permettre à la joie selon Dieu de s’extérioriser : « Si quelqu’un est joyeux, qu’il chante des cantiques. »24
Dieu est l’auditeur attentif de toutes nos conversations25 . Qu’il nous accorde la grâce d’y songer davantage et, si nous sommes attentifs à nos paroles, il nous bénira : la chose est certaine. Car « celui qui garde sa langue garde son âme de la détresse. »26
1 1 Cor 13.5
2 És 53.9 ; Luc 4.22
3 Jac 1.26
4 Eccl 10.11
5 Jac 3.3
6 Jac 3.7-8
7 Luc 6.45
8 Mat 12.36
9 Lév 19.16
10 Jean 16.13
11 1 Jean 3.16
12 Prov 15.4
13 Ps 147.1
14 Mal 3.16
15 1 Thes 4.18
16 Jude 20
17 Héb 10.24
18 Cf. Act 4.36
19 Jac 5.20
20 Ps 45.2
21 Luc 6.28
22 Ecc 10.12
23 És 50.4
24 Jac 5.13
25 Ps 139.4
26 Prov 21.23