Les confessions de Jérémie
Jérémie a vécu dans le déchirement. Dès la première page de son livre, nous sommes renseignés : il est choisi pour la souffrance. L’Éternel l’appelle et l’entrevue est bouleversante. Le jeune prophète saisit dès le premier regard le caractère horrible de sa mission ; mais l’étreinte divine est toute puissante ; un feu intérieur vient d’exploser en lui et le dévorera toute sa vie. Écrasé par sa mission, il est incapable de refus, et son premier cri est une supplication (1.6).
Chaque page du livre de Jérémie trahit les distorsions et les arrachements de sa vie intérieure, et les poèmes étudiés ici sont l’expression saisissante de cet abîme où Jérémie s’est débattu passionnément toute sa vie. Ce sont ces notes personnelles, dispersées dans les écrits du prophète qu’on appelle les « confessions de Jérémie ».
Aucun autre prophète ne nous permet un regard aussi clair dans les profondeurs de son âme que le prophète d’Anatoth. Ce qui le rend si proche de nous, c’est l’aveu de ses luttes intérieures, ses dialogues intimes avec Dieu. Ces passages, écrits avec un art psychologique remarquable, nous aident à mieux comprendre le drame de la vie de Jérémie, ainsi que de tout vrai prophète ; ils nous aident aussi à mieux profiter des épreuves semblables qui ne peuvent manquer de survenir dans notre vie à tous.
Les « confessions de Jérémie » montent comme une prière, « une conversation intime avec Dieu, dans laquelle toute sa vie intérieure est mise à nu, avec ses angoisses, ses combats, ses tentations ; il se décharge lui-même de la détresse qui accable son esprit, avec la certitude confiante qu’il est entendu et compris de Dieu ».[1]
Complot à Anatoth (11.18-23)
Jérémie est traqué. Le discours du Temple (7.1-10.25) l’a gravement compromis. Les prêtres et les prophètes ont réagi. « Tu vas mourir… c’est la mort que mérite cet individu car il a prophétisé contre cette ville : vous avez entendu de vos oreilles. » (26.8-9) Il a parlé contre le Temple et ce n’était pas le moment. Le sanctuaire rassemblait dans ses murs tant d’expériences, qu’il était devenu pour beaucoup le « fétiche national ».
Anatoth n’est pas loin. Jérémie quitte la capitale pour chercher refuge et paix parmi les siens. Mais les prêtres et les prophètes n’abandonnent pas la partie.
Les récentes malédictions de Jérémie ont fait scandale et sa famille est déshonorée et résolue au meurtre. C’est qu’à cette époque, un élément de scandale dans une famille était une ignominie bien plus grave qu’aujourd’hui et on l’effaçait le plus souvent dans le sang. Ce projet d’assassinat est approuvé des prêtres de Jérusalem, c’est donc une action bénie de Dieu qu’il faut réussir à tout prix !
La famille de Jérémie l’entoure de prévenances et de bonnes paroles. Sensible et timide, il est naturellement confiant. Mais brusquement, l’intuition jaillit, et fait tomber les masques. Jérémie découvre la présence hostile qui l’environne sournoisement, et sa confiance simple et paisible se change en amertume (12.6).
« L’Éternel m’en a informé et je l’ai su » ! (11.18) Il y a dans ce cri spontané une ferveur qui trahit la foi vivante de Jérémie et son amour pour son Dieu. Il est le familier de Dieu et il le sait : « Tu me connais et tu me vois. » (12.3)
C’est à l’Éternel qu’il s’en remet. Dieu se doit d’intervenir, car son honneur et sa Parole sont en jeu. Jérémie n’est-il pas menacé de mort pour avoir prophétisé au nom de Jahvé ? La réponse de Dieu est immédiate. Le sort des gens d’Anatoth est vite réglé (11.22, 23).
Complainte au sujet du bonheur des impies (12.1-5)
La prospérité des impies et les souffrances des justes ont toujours constitué l’un des problèmes les plus angoissants pour l’homme. Au temps de Jérémie, il se posait de façon d’autant plus aiguë qu’on ne savait presque rien de l’au-delà et que la rétribution du bien et du mal était essentiellement conçue comme devant s’accomplir dans cette vie terrestre. Le livre de Job (surtout 21.7ss) et quelques Psaumes (37 ; 49 ; 73) ont également traité de ce problème, sans en donner une solution vraiment complète. La solution satisfaisante ne sera donnée qu’au temps messianique.
« Pourquoi la voie des méchants est-elle prospère ? Pourquoi tous les perfides vivent-ils en paix ? » (12.1)
Le problème était donc posé : ce n’était pas une revendication, mais plutôt une humble demande d’explication et la réponse de Dieu paraît d’autant plus déroutante : « Si déjà tu t’épuises à courir avec des piétons, comment donc tiendras-tu en courant avec des chevaux ? » (12.5) La réplique est sévère, pleine d’ironie et humiliante. Pourtant Jérémie nous l’a confiée comme un aveu de sa faiblesse et c’est un beau témoignage de droiture et d’humilité.
En guise de réponse, Dieu lui pose deux questions. Par là, il lui fait comprendre que le prophète n’est pas au bout de ses épreuves mais qu’il doit se préparer à des luttes plus dures encore. Dieu n’a pas besoin de justifier sa conduite. Son serviteur est invité à s’appuyer sur la grâce et à maintenir fermement, par une foi courageuse, le principe posé au début de sa plainte : « Tu es juste, Éternel… » (12.1) C’est un appel à l’abandon définitif, et rien ne pouvait emporter l’adhésion de Jérémie comme cette nouvelle acceptation de la souffrance.
Complainte et prière (15.10-21)
Jérémie a crié la « Parole » sur les places et dans les rues, suppliant le peuple de l’écouter, suppliant l’Éternel de suspendre les menaces qui s’accumulent au-dessus de l’horizon.
Mais le peuple est aveugle et Dieu demeure inflexible. Alors Jérémie sent durement sa solitude et le poids de sa mission l’écrase. Son ministère l’a séparé des siens : il est devenu célèbre dans tout le pays pour ses querelles et ses disputes (15.10). Ses visions de désastre ne se sont pas réalisées et l’ont couvert de ridicule. On lui retourne sous formes ironiques et sarcastiques les prédictions qu’il a faites au nom de l’Éternel (cf. 17.15).
Il est le prophète méprisé et maudit, et sa vie sans joie s’épuise en clameurs et en combats tumultueux et inutiles… Il est seul… La tristesse et le découragement l’envahissent : « Malheur à moi, ma mère, de ce que tu m’as fait naître… » (15.10).
Jérémie se réfugie dans la prière et il épanche son âme devant Dieu. Il rappelle les heures d’ivresse où Jahvé le comblait de lumière et de joie : « Tes paroles ont fait la joie et l’allégresse de mon cœur. » (15.16) Il supplie, étale son amertume, sa souffrance insupportable et le doute qui le ronge (15.15,18). C’est un échange familier où l’Éternel apparaît comme l’ami qui écoute et comprend les confidences.
La réponse divine (15.19-21) vient renouveler la vocation de Jérémie. Comme au jour du premier appel, Dieu oppose aux plaintes de son prophète, les exigences de sa volonté souveraine. Un mot a suffi pour lui rendre le calme, la joie et la paix : « Je serai avec toi pour te sauver et te délivrer. » (15.20)
Psaume de détresse (17.14-18)
Les menaces de Jérémie, ses prédictions de désastre, ses visions épouvantables agaçaient le peuple bien plus qu’elles ne l’inquiétaient. Ninive était tombée en 612 et Jérusalem jouissait d’une sécurité au moins relative, suffisante pour entretenir l’optimisme facile du peuple judéen.
L’aigreur du prophète d’Anatoth s’explique aisément : cette fois la justice de Dieu n’est plus seule en cause, mais sa Parole elle-même est mise en doute. Le succès des méchants était déjà une injustice flagrante, et voici qu’à présent les prédictions du prophète restaient inefficaces : « Où est la parole de l’Éternel ? Qu’elle s’accomplisse donc ! » (17.15)
Jérémie est ébranlé : c’est bien malgré lui qu’il a prophétisé la violence et la ruine. Il y a bien trop d’amour et trop de souffrances dans sa vie pour qu’on le soupçonne de trouver un plaisir malsain dans ses oracles de malheur ! Jahvé en est témoin (cf. 17.16) !
Pour autant, Jérémie ne perd pas totalement courage : Dieu reste son « refuge au jour du malheur » (17.17).
Les malédictions que Jérémie profère ensuite, il les adresse à ses persécuteurs, à toute la classe dirigeante pour que le peuple, lui, soit épargné (17.18).
Prière de vengeance à l’occasion d’un attentat (18.18-23)
Après l’échec de la force au Temple de Jérusalem (26) et celui de la ruse à Anatoth, on essaie à présent de le supprimer légalement (18.18). Les trois groupes d’adversaires de Jérémie se retrouvent, unis par la haine, impliqués dans les mêmes manœuvres louches.
Les prêtres, d’abord, les plus dangereux et les plus forts, soutenus par l’État, n’ont pas pardonné au prophète les attaques contre le culte formaliste et le fétichisme du Temple. C’était une atteinte directe à leurs intérêts.
Les prophètes eux aussi, accumulaient de lourdes dettes de haine contre Jérémie. Celui-ci, dans sa droiture, s’était ouvertement révolté et en termes violents contre leurs bassesses (cf. 23.14-16 ; 26).
Quant aux sages, Jérémie avait impitoyablement dénoncé les déformations qu’ils faisaient subir au sens profond de la torah (cf. 8.8-9).
Ainsi, prêtres, sages et prophètes, réunis sous les malédictions de Jérémie allaient tenter une fois de plus de l’assassiner. Il suffisait de le surprendre dans ses propres paroles et de le convaincre de blasphème. La loi suivrait son cours et il serait condamné en justice ; c’était simple et propre !
Devant le complot qui se dévoile, Jérémie se souvient de son amour pour eux (18.20). C’est pour les sauver qu’il avait accepté sa cruelle mission ! Aux oracles de malheur, aux menaces de ruine qu’il jetait par devoir à la face de ses adversaires, il ajoutait dans le secret sa prière douloureuse et suppliante pour le peuple.
Mais cette nouvelle tentative d’assassinat l’a rempli de dégoût. Il lance vers l’Éternel une prière de vengeance dont les accents passionnés font frémir. Il attend la justice de Dieu et l’appelle avec toute l’exigence de son âme tourmentée par l’angoisse (18.23).
Désespoir (20.7-13)
La dernière confession est la plus passionnée. L’angoisse de Jérémie touche au délire. Dieu l’a trahi ! Les premiers mots semblent blasphématoires : « Tu m’as séduit, ô Éternel, et je me suis laissé séduire » (20.7, Semeur) Il voit clair, tout d’un coup : sa vie lui apparaît comme une vaste illusion et un échec lamentable… Il est seul, terriblement seul. Jahvé lui-même paraît l’avoir abandonné !
Jérémie lui aussi abandonne : « Je ne ferai plus mention de lui, je ne parlerai plus en son nom. » (20.9a) Il veut se retirer pour toujours, avec son amertume et son amour blessé, dans le silence et dans la solitude. On devine la somme de souffrances qu’il fallut pour le réduire à cette extrémité !
Mais au milieu même des cris de rage du prophète, Dieu est là et cette présence mystérieuse le submerge : « Je m’efforce de le contenir, je ne le puis. » (20.9b) Jérémie a repris conscience de sa mission et surtout la main de l’Éternel est posée sur lui (20.11). La justice de Dieu viendra et le prophète peut déjà chanter sa joie devant Dieu : « Chantez à l’Éternel, louez l’Éternel ! Car il délivre l’âme du malheureux de la main des méchants. » (20.13)
Ce changement brutal peut nous étonner. Mais c’est un des aspects authentiques de la vie de prière : chez un homme comme Jérémie, dont la conscience est tout imprégnée de son Dieu, il est normal que les plus ravissantes extases voisinent avec les vertiges anéantissants du vide et du désespoir.
Suprêmes malédictions (20.14-18)
Jérémie est écrasé par son existence insupportable et vocifère ses ultimes malédictions à la face des hommes et à la face de Dieu.
Ce passage doit-il être rattaché à ce qui précède ? Il est difficile d’affirmer ou d’infirmer l’unité du chapitre 20. Il est bien possible qu’il s’agisse d’une longue crise psychologique dont Jérémie nous livrerait tour à tour les exaltations et les dépressions.
Le prophète d’Anatoth se laisse couler sans espérance dans les abîmes qui l’obsèdent nuit et jour. Des mots fous jaillissent sur ses lèvres, des mots qui cognent et s’acharnent contre le destin inexorable. Il maudit le jour de sa naissance comme la racine de sa misère, de sa tristesse et de sa honte.
Ses hurlements sont spontanés et souvent même incontrôlés. C’est un homme torturé qui hurle ! Sans souci d’une thèse à défendre ni de la postérité à éduquer. Il crie parce qu’il souffre ; mais il crie devant Dieu. Et en cela il reste farouchement fidèle !
* * *
Jérémie a crié pour tous les hommes : ses clameurs rassemblent en elles les angoisses et les espérances du monde pour les jeter devant Dieu et implorer furieusement sa justice. Son angoisse et son désespoir, à la fois d’homme et de prophète, ont les mêmes racines que les nôtres, et font vibrer en nous d’étranges harmoniques qui nous bouleversent et nous rassurent tout à la fois. Ce sont des cris d’humanité : ils retentissent au travers de l’histoire et témoignent du caractère atroce de la souffrance et du tragique de la condition humaine.
Mais Jérémie ne sombre pas dans le néant. Au cœur même de son amertume, il découvre la mystérieuse présence de celui qui « sonde les cœurs et les pensées », le « juste juge » (11.20, Semeur).
L’homme moderne se découvre écartelé entre son élan vers l’éternel et le caractère fini de son existence… C’est pourquoi la Bible est la plus belle réponse aux hommes de notre temps. Par elle, c’est Dieu qui pénètre dans le temps avec nous. En Jésus-Christ, Dieu s’est fait homme, assumant pleinement notre condition humaine : « Ce sont nos souffrances qu’il a portées, c’est de nos douleurs qu’il s’est chargé. » (És 53.4)
Jérémie a clamé sa détresse ; ses confessions, assumées par l’Esprit, sont des Paroles de Dieu.[2]
[1] John Skinner, Prophecy and religion, Studies in the life of Jeremiah.
[2] Cet article est largement inspiré des 2 études suivantes :
Behler, G.-M., Les Confessions de Jérémie, coll. Bible et vie chrétienne, Casterman et Maredsou, 1959.
Béguerie Ph., Leclercq J., Steinman J., Études sur les prophètes d’Israël, coll. Lectio Divina 14, Le Cerf, 1954, pp. 111-145.