Série: Regards sur l'occident
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L’idole de l’homme révolté

REGARDS SUR L’OCCIDENT

Bertrand Rickenbacher est marié et père de deux enfants. Licencié en lettres, il enseigne notamment la littérature française et l’histoire. Il est l’auteur de plusieurs articles sur des thèmes théologiques, éthiques et philosophiques actuels, dont plusieurs ont paru dans «Résister et Construire». Il est aussi ancien d’une église évangélique.

Introduction

En choisissant de se détourner du Dieu trois fois saint et de sa révélation, le monde moderne s’est voué à l’adoration d’un certain nombre d’idoles. Le présent article s’inscrit dans une série consacrée à l’étude des différentes formes d’idolâtrie qui caractérisent nos sociétés occidentales.

L’objet de cette étude est l’homme révolté. Pour des raisons que nous développerons en première partie, nous nous éloignerons quelque peu du propos de la série et nous ne nous pencherons pas spécifiquement sur l’homme révolté en tant qu’objet d’idolâtrie (comme une statuette pourrait l’être). Nous tenterons par contre de comprendre ce qu’est cette révolte, quelles en sont les causes et les conséquences. Pour ce faire, nous partirons des trois premiers chapitres de la Genèse qui nous permettront de développer une théologie de la révolte, après quoi nous appliquerons les éléments de cette théologie au monde contemporain.

De l’homme révolté à l’homme global

Si nous prenons quelque distance vis-à-vis du sujet proposé, c’est qu’il nous semble que le monde occidental connaît, depuis une dizaine d’années, un changement important dans son attitude à l’égard de la notion de révolte. Il fut en effet un temps où les termes de révolte et de révolution étaient chargés de promesses immenses et, pour ainsi dire, divinisés1. Mais aujourd’hui, le mot révolte est plutôt associé à rupture d’harmonie et par là même connoté négativement. A nos yeux, la cause de ce changement est double : elle relève à la fois de la forte progression des mouvements de pensée et d’action se rattachant à la mouvance du Nouvel Age et de l’effondrement historique de l’utopie communiste. Le cadre de cet article étant limité, nous ne nous pencherons que sur la première cause de cette évolution2.

L’observateur attentif aura perçu une mutation assez générale et profonde de la manière de percevoir la réalité durant cette dernière décennie : le sentiment plus ou moins diffus d’une dimension tragique de l’existence humaine fait en effet progressivement place à une approche plus axée sur la recherche d’une harmonie globale (qui englobe l’ensemble de la réalité, le bien comme le mal ; le mal, la dimension tragique de la vie ne sont donc plus des obstacles insurmontables mais des parties d’un tout supérieur et harmonieux).

La perception du caractère tragique de l’existence humaine est un phénomène qui s’est développé parallèlement à la Modernité (ce dès le XVIIe siècle). Elle en est la face obscure : derrière le caractère lumineux des progrès supposés illimités de la science et des promesses d’affranchissement de l’homme par la raison se cache une conscience que l’existence humaine s’entoure d’un drame fondamental qu’aucun progrès technique ni philosophique ne pourra atténuer. Certains, comme Pascal, Kierkegaard ou Jean Brun partiront de ce caractère tragique de l’existence humaine pour établir la nécessité de la foi chrétienne. D’autres, comme Nietzsche ou Camus partiront de cette même réalité pour en appeler à la révolte contre toute divinité qui tolérerait cet état de fait3.

De nos jours, avec l’avènement du Nouvel Age, les données ont changé4. La science et la technique occidentales ne semblent plus porteuses de toutes les promesses, le rationalisme triomphant de la Modernité s’essouffle et l’homme semble également perdre conscience du caractère tragique de son existence. L’idéal du progrès, avec les promesses et les craintes qu’il suscite, fait progressivement place à un autre idéal, celui du développement personnel : il ne convient plus obligatoirement d’aller de l’avant, mais de trouver l’harmonie globale. La réalisation d’une grande synthèse harmonieuse englobant l’ensemble de la réalité devient le but individuel et collectif de notre monde contemporain. Dans cette perspective, la notion de révolte est bannie et fait place à des séminaires de savoir-être, de gestion non-conflictuelle des crises, etc.

Aldous Huxley, dans son roman d’anticipation intitulé Le meilleur des mondes, a bien saisi l’opposition entre l’homme révolté et l’homme global :

«(Un responsable du meilleur des mondes parle) On ne peut pas faire des tacots sans acier, et l’on ne peut faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l’aise ; ils sont en sécurité (…) ; ils ne peuvent s’empêcher de se conduire comme ils le doivent. (…)

(Ce même responsable ironise alors sur un monde véhiculant encore une perception du caractère tragique de l’existence) Le bonheur effectif paraît toujours assez sordide en comparaison des larges compensations qu’on trouve dans la misère. Et il va de soi que la stabilité, en tant que spectacle, n’arrive pas à la cheville de l’instabilité. Et le fait d’être satisfait n’a rien du charme magique d’une bonne lutte contre le malheur, rien du pittoresque d’un combat contre la tentation, ou d’une défaite fatale sous les coups de la passion ou du doute. Le bonheur n’est jamais grandiose5

Tel est l’idéal de l’homme global qui peu à peu gagne les esprits et les sociétés6.

Genèse 3 : Les premiers hommes révoltés

Bien que l’homme révolté ne soit plus en tant que tel un objet d’idolâtrie, le thème de la révolte reste capital pour qui veut comprendre l’histoire du genre humain, et par là même le monde contemporain. Or pour comprendre en quoi consiste fondamentalement la révolte de l’homme, il est nécessaire d’opérer un détour par les premiers chapitres de la Genèse.

Les deux premiers chapitres de la Genèse présentent deux récits de la création (Ge 1.1 à 2.4a et 2.4b à 24) qui sont complémentaires : alors que le premier est centré sur la création du monde en général, le second aborde plus particulièrement la question de la création de l’homme et de l’alliance de Dieu avec celui-ci. Sans entrer dans un commentaire détaillé de ces chapitres, il importe de relever deux éléments qui faciliteront la compréhension de la notion de révolte.

Le premier élément est que l’homme a été créé non pour vivre pour lui-même mais pour servir Dieu. Ce fait ressort notamment des versets 28 à 30 du premier chapitre et du chapitre 2, verset 15: L’Eternel Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder. On parle alors du mandat créationnel : l’homme est placé à la tête de la création pour en assumer la gérance.

Le second élément qui mérite d’être relevé est que l’homme, tout en étant réellement responsable de ses actes, n’est pas une créature autonome (i.e. qui est une loi à soimême). La suite du verset cité au paragraphe précédent éclaircit cette réalité : L’Eternel Dieu donna ce commandement à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras (Gen 2.16-17). N’étant que le gérant et non le propriétaire de la création, l’homme n’est pas en position d’édicter ses propres règles de vie : cela fait partie des prérogatives divines. L’homme doit donc exercer son mandat créationnel non selon ses propres désirs mais selon la volonté de Dieu. Il ne doit pas être autonome mais théonome (i.e. dirigé par la loi de Dieu).

Le troisième chapitre de la Genèse décrit la révolte de l’homme contre cet état de fait. Le cadre de cet article ne nous permet pas de nous pencher sur les causes profondes, par ailleurs mystérieuses, de cette révolte. Il convient par contre d’en saisir les tenants et aboutissants. En mangeant du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Adam et Eve n’ont pas cherché à accéder à une connaissance supérieure cachée comme le pensent certains ; ils n’ont pas non plus été des figures pathétiques luttant contre l’arbitraire d’un dieu despotique. Par leur acte, ils ont simplement tenté de s’approprier l’autorité de Dieu sur sa création ; le gérant a tenté de chasser le propriétaire pour prendre sa place.

Cornelius van der Waal nous aide à comprendre le sens exact de l’acte d’Adam et Eve. Après un court survol de quelques textes de l’Ancien Testament, cet auteur arrive à la conclusion suivante :

«Ainsi, nous devons considérer l’arbre de la connaissance du bien et du mal comme un symbole du pouvoir judiciaire du Grand Roi Yahvé. (…) L’arbre de la connaissance du bien et du mal était le sceau royal suprême de Yahvé lui-même. Il devait être honoré comme l’étendard royal. Adam ne s’est pas comporté comme un gardien du grand sceau royal. Il a profané la majesté (de Dieu) et a commis le crimen laesae majestatis7

La portée symbolique de cet arbre éclaire la notion de connaissance du bien et du mal et permet de comprendre que la connaissance dont il est parlé n’est pas d’abord une connaissance abstraite mais avant tout un pouvoir de détermination du bien et du mal, de détermination des critères par lesquels se définit et se perçoit la réalité.

Le récit de la création nous montre que c’est Dieu qui crée et organise l’ensemble de la réalité selon sa sagesse ; l’ordre de la création reflète ainsi le caractère de Dieu. S’il veut vivre selon le plan de Dieu, l’homme ne doit pas chercher à être original, à redéfinir les choses selon ses propres catégories, mais il doit se mettre à l’écoute de la réalité telle qu’elle a été définie par Dieu en conformité avec sa nature8. La chute manifeste ainsi un rejet de la personne et de l’oeuvre de Dieu et une volonté de s’approprier le pouvoir de définir la réalité selon ses propres critères et non ceux de Dieu. (Par exemple, Adam a pu se dire que Dieu était injuste de lui interdire l’accès au fruit de l’arbre : il remplace la définition divine de la justice par la sienne. N’est plus juste ce qui est déclaré tel par Dieu mais ce qu’Adam perçoit comme tel).

L’enjeu final de l’obéissance au commandement de Dieu relatif à l’arbre de la connaissance du bien et du mal est donc le suivant : en obéissant à Dieu, Adam manifestait sa volonté d’exercer son mandat créationnel dans l’adoration et la soumission, en vivant de façon théonome. En désobéissant, il manifestait son désir d’autonomie. Il s’agissait pour lui de détrôner Dieu en déterminant luimême le cadre et les conditions dans lesquels il allait exercer son mandat, en substituant à la réalité empreinte de la personne de Dieu une autre réalité qui ait la marque de l’homme.

La postérité des premiers hommes révoltés

La révolte d’Adam et Eve va entraîner la déchéance de l’ensemble du genre humain. Ainsi tout homme sera enclin par nature à s’approprier et à reproduire dans sa propre vie cette révolte initiale contre l’autorité de Dieu. Elle prendra des formes diverses selon les lieux, les temps et les hommes : le but de cet article n’est pas d’en étudier toutes les manifestations, mais de se concentrer sur deux de ses facettes qui sont importantes pour comprendre le monde contemporain. La première de ces facettes est d’ordre intellectuel et philosophique : elle touche au rapport que l’homme entretient à la réalité. La seconde est d’ordre éthique et se manifeste dans la façon de conduire sa vie.

La composante intellectuelle de la révolte

La composante philosophique de la révolte contemporaine réside dans la manière de comprendre le rapport entre l’intelligence humaine et la réalité. La question est de savoir si, pour connaître, l’intelligence doit se soumettre à la réalité ou au contraire lui imposer ses propres structures. On retrouve dans cette question l’alternative qui s’offrait à Adam et Eve, présentée sous une autre forme : qui possède le pouvoir de détermination de la réalité, Dieu ou l’homme ?

Pendant de nombreux siècles, la pensée philosophique dominante affirmait que pour connaître quelque chose, l’intelligence de l’homme devait s’imprégner de la réalité de cette chose afin d’en saisir le sens et le contenu. Cette vision, empreinte d’humilité, correspond exactement à ce que Dieu attend de l’homme : Dieu a créé le monde selon un ordre bien précis et la tâche de l’homme est de l’étudier soigneusement et de s’en imprégner. Ainsi, il connaîtra la réalité et sera en mesure d’agir droitement.

Au XVIIIe siècle a cependant eu lieu une révolution importante. Voici comment Marcel de Corte, philosophe catholique-romain, nous la présente :

«Avant le XVIIIe siècle, la connaissance est liée à sa puissance de communion – et donc de consentement, d’acceptation et de docilité – avec l’univers et sa cause (ndr. : Dieu). Après le XVIIIe siècle, ce pacte originel est brisé : l’intelligence se considère comme une souveraine qui gouverne, régente, domine et tyrannise la réalité. (…) L’intelligence ne reçoit plus du réel sa loi: elle est la législatrice suprême qui impose ses normes à la réalité9

Ce tournant s’inscrit dans la ligne directe de la révolte d’Adam et Eve en Eden. Il convient alors de préciser la manière dont l’intelligence humaine agit pour imposer ses normes à la réalité :

«Cet empire de la raison et de ses lumières s’exerce de deux façons aussi autoritaires l’une que l’autre, anodinement dénommées analyse et synthèse. La première décompose le réel en éléments simples: la seconde le reconstruit à partir de ces mêmes éléments et selon l’ordre même de la raison. Dans ces deux phases, la raison manifeste son omnipotence par son travail de dissolution et de reconstruction effectué selon les normes qu’elle a elle-même édictées. Elle connaît désormais le réel, non point parce qu’elle en a reçu l’empreinte, mais, au contraire, parce qu’elle lui imprime sa marque de fabrique10

Dans cette perspective, la réalité n’est qu’un chaos de faits bruts sans signification, et cela tant que l’intelligence humaine ne lui a pas donné un sens, ne l’a pas transformée en cosmos :

«Kant (ndr. : philosophe de la fin du XVIIIe siècle) est le premier à concevoir la connaissance (…) comme une force synthétique et unificatrice qui, du chaos des données sensibles, extrait, en procédant selon les lois immuables de l’esprit, le cosmos, le monde ordonné de la nature. L’esprit apparaît ainsi comme une activité qui crée de son propre fonds l’ordre et l’harmonie11. »

Une telle position est un terreau propice aux différentes idéologies (on parle d’idéologie lorsque la logique interne d’un système de pensée prime sur la soumission aux données de la réalité). L’homme ne doit plus se soumettre à la réalité pour la connaître mais il est en mesure de la façonner par son esprit : il s’agit là d’un renversement de l’ordre créationnel, analogue à celui opéré par Adam. Il est intéressant de relever à ce propos que ce n’est plus Dieu qui transforme le chaos initial (tel que décrit en Ge 1. 2 – la terre était informe et vide) en un cosmos (i.e. en un monde organisé et ordonné), mais l’intellect humain : l’orgueilleux renversement ne saurait être plus explicite.

Les conséquences religieuses, sociales et politiques de ce renversement sont multiples et il est impossible de les aborder toutes en un article. Nous retenons cependant un exemple, celui du philosophe allemand Karl Marx, dans la mesure où sa pensée et son programme d’action ont fortement influencé l’histoire du XXe siècle (et continue à le faire aujourd’hui, bien que sous une forme plus subtile) :

«Marx n’aura plus qu’à préciser la conséquence de ce renversement : «La critique de la religion désabuse l’homme, afin qu’il pense, agisse, façonne sa réalité, comme un homme désabusé, arrivé à la Raison, afin qu’il se meuve autour de lui-même, autour de son véritable soleil. La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, aussi longtemps qu’il ne se meut pas autour de lui-même.» L’homme n’a plus à connaître la Création telle que le Créateur l’a fixée. Il refuse désormais de s’aliéner en l’illusion d’un monde indépendant de lui et suspendu à un Principe transcendant. Il sait désormais, continue Marx, que «la conscience humaine est la plus haute divinité», et qu’elle a pour tâche de créer un «homme nouveau» et un «monde nouveau» qui seront l’homme et le monde «réels»12

Cette idée de recréer un homme et un monde nouveaux, délivrés de la marque de la personne de Dieu, par la puissance de l’action et de l’esprit humains est un élément fondamental pour la compréhension du monde dans lequel nous vivons. Ces notions peuvent paraître abstraites mais elles ont leur importance. Les idées ont en effet toujours des conséquences sur la réalité, et l’homme va généralement agir en fonction de ce qu’il pense. C’est ainsi qu’on passe de l’étude de la facette intellectuelle et philosophique de la révolte de l’homme à sa dimension éthique.

La composante éthique de la révolte

L’homme révolté refuse la définition que Dieu donne de la réalité et préfère lui substituer la sienne. Cette révolte intellectuelle débouche sur une révolte éthique : l’homme refuse de se soumettre aux commandements de Dieu dans sa vie pratique et préfère définir lui-même ses propres principes de vie et d’action. L’opposition de l’homme révolté à Dieu est donc totale, elle engage l’ensemble de sa personne contre celle de son Seigneur. Non content de nier le témoignage de Dieu dans la création, il va agir de sorte à en effacer totalement les marques. Ainsi, pense-til, la personne de Dieu est rejetée et la création doit perdre la marque de fabrique de son créateur et faire place à une nouvelle réalité, organisée et réalisée par l’homme révolté.

Deux systèmes de valeurs importants s’arrachent aujourd’hui le coeur de nos contemporains : l’éthique de situation (ou de l’authenticité) et l’égalitarisme. Il convient de les passer rapidement en revue. L’éthique de situation est une éthique pour laquelle ce sont les circonstances qui vont déterminer les principes de l’action. Dans cette perspective, il n’existe pas de principes absolus qu’il convient d’appliquer avec sagesse aux différentes réalités de la vie : c’est à chacun de déterminer ce qui est bon pour lui au moment où il agit. Le seul critère stable de ce type d’éthique est celui d’authenticité : pour qu’une action soit bonne, il faut que le sujet de cette action soit authentique avec luimême (par exemple, ne pas être hypocrite en restant auprès de son épouse que l’on n’aime plus vraiment, mais tout laisser, prendre le large et faire ce que l’on a toujours eu envie de faire…)13. C’est la morale de l’individualiste parfait, dans laquelle chaque individu est un petit dieu qui détermine ce qui est bon et mauvais en fonction de ses préoccupations de l’instant, sans aucune préoccupation extérieure.

Le deuxième type de révolte contemporaine se manifeste par le remplacement d’une éthique biblique par une éthique égalitaire, inspirée des différentes déclarations des droits de l’homme14. Pour reprendre la terminologie utilisée par Marcel de Corte, la fonction de cette éthique égalitaire est de décomposer le réel en éléments simples. En effet, cette éthique consiste à dissoudre la structure et l’ordre de la création institués par Dieu au nom de l’égalité des droits. Les notions de hiérarchie dans la société, dans l’église, dans la famille, entre la structure familiale et les autres formes de cohabitation illégitimes, entre l’homme juste et celui qui pratique le mal, sont systématiquement attaquées au nom d’une éthique égalitaire (tous les hommes sont égaux, ils doivent donc bénéficier des mêmes droits). Une fois les multiples réalités sociales déstructurées par cette éthique, l’homme sera en mesure de recréer un monde à son image. Il ne restera que des «éléments simples» recomposables selon les désirs de l’homme révolté. Actuellement, les droits de l’homme ont la fonction de dissolvant et les programmes des grandes organisations internationales celle de recomposition du monde nouveau15.

Conclusion

Si l’homme révolté n’est plus une idole en tant que telle, il apparaît clairement que le fait même de la révolte est toujours d’une grande actualité et qu’il est difficile de comprendre le monde moderne sans y être attentif. Voilà ce que le présent article cherchait à montrer, sans aucune prétention à l’exhaustivité.

Nous ne résistons pas au plaisir de citer en conclusion un texte lumineux de Marcel de Corte, qui donne avec précision et clarté la réponse chrétienne aux dérives mentionnées dans cet article. Si l’homme révolté tente de manifester sa révolte dans tous les domaines de la réalité, le chrétien ne doit pas se sentir démuni. Son programme est autrement plus glorieux :

«Etre dans la vérité, c’est conformer son intelligence à une réalité que l’intelligence n’a ni construite, ni rêvée, et qui s’impose à elle. Faire le bien, ce n’est pas s’abandonner à ses instincts, à ses pulsions affectives, à sa volonté propre, c’est ordonner et subordonner ses activités aux lois prescrites par la nature et par la Divinité que l’intelligence découvre dans son inlassable quête du bonheur16

Le monde que l’homme révolté tente de créer à son image, qui n’est qu’une parodie du monde créé par Dieu, passera: «Il rit, celui qui siège dans les cieux, le Seigneur se moque d’eux» (Ps 2. 4). Tôt ou tard, la réalité du monde créé par Dieu reprendra le dessus, que ce soit au Dernier Jour ou avant. Les artifices philosophiques, scientifiques et techniques que l’homme aura développé pour préserver son monde virtuel et aller toujours plus loin dans sa négation des structures créationnelles divines s’effondreront dans une déconfiture totale. Alors les oeuvres accomplies dans le respect des principes bibliques énoncés par Marcel de Corte reprendront le dessus. Telle est l’espérance chrétienne, à laquelle il convient de s’atteler pour mener avec persévérance et sagesse le combat de la vérité, de la justice et de la droiture.

Notes :
1 Albert Camus, dans L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951 a effectué une analyse philosophique et historique très intéressante. Cet ouvrage, qui est une Ordre sur le sujet, a inspiré le titre de cet article.
2 Voici malgré tout deux ouvrages consacrés à l’idéologie révolutionnaire véhiculée par le communisme : Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955 ; Jacques Ellul, Autopsie de la révolution, Paris, Calmann-Lévy, 1969.
3 François Chirpaz, Le tragique, Paris, P.U.F (Que sais-je ?), 1998 ; Jean-Marie Domenach, Le retour du tragique, Paris, Seuil (Points), 1967 ; Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, Paris, Gallimard (Folio), 1937. Voir également : Blaise Pascal, Les pensées (n° 205ss de l’édition Brunschwig) ainsi que Nietzsche, Le gai savoir (fragment n° 125).
4 Une des meilleures approches chrétiennes du sujet reste l’ouvrage de Douglas Groothuis, Le Nouvel Age sans masque, Genève, La Maison de la Bible, 1991.
5 Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Paris, Pocket, 1977 [1932], pp. 244-245.
6 Il est à relever que l’Organisation des Nations Unies (ONU) joue un rôle important dans la promotion de l’homme global. Le traitement de ce sujet nécessiterait un autre article.
7 Cornelius van der Waal, The Covenantal Gospel, Alberta, Inheritance Publications, 1990, pp. 50-51 (Texte traduit par nos soins). Cet ouvrage est passionnant et nous en recommandons vivement la lecture.
8 Cornelius van Til a développé cette question avec beaucoup de précision, notamment dans les ouvrages suivants : The Defense of the Faith, Phillipsburg, Presbyterian and Reformed, 1955 et A Christian Theory of Knowledge, Phillipsburg, Presbyterian and Reformed, 1969.
9 Marcel de Corte, L’intelligence en péril de mort, Dion-Valmont, Dismas, 1987, p. 52.
10 Ibid., p. 53.
11 Ibid., p. 54.
12 Ibid, p. 55.
13 Pour lire une critique d’une ironie mordante de ce type d’éthique, Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs, Paris, La Table Ronde, 1994 [1966] (Il importe avant tout d’être sincère avec soi-même, pages 53 à 57).
14 Lire à ce sujet Jean-Marc Berthoud, Une religion sans Dieu, Lausanne, L’Age d’Homme, 1993.
15 La lecture des documents émis par l’ONU ainsi que par les organismes qui lui sont proches semble confirmer cette interprétation. L’égalitarisme des droits de l’homme est utilisé pour dissoudre toutes les sociétés traditionnelles et est toujours suivi d’un discours millénariste sur la société nouvelle – le village global – qui devrait se développer grâce aux organismes internationaux.
16 Marcel de Corte, L’intelligence en péril de mort, op. cit., p. 34

 

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Série : Regards sur l'occident
Rickenbacher Bertrand
Bertrand Rickenbacher est marié et père de trois enfants. Licencié en lettres, il enseigne notamment la littérature française et l’histoire. Il est l’auteur de plusieurs articles sur des thèmes théologiques, éthiques et philosophiques actuels. Par ailleurs, il est ancien d’une église évangélique à Lausanne.