Dossier: Musique et chants dans l’Église
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L’influence des missionnaires sur la musique non occidentale

Tandis qu’on écoutait un enregistrement, je regardais la réaction d’un pasteur d’Asie centrale. Son pied tapait en rythme, ses doigts dansaient sur ​​le recueil de cantiques comme s’il était un instrument de musique, et il souriait, béat de joie. Pour mes oreilles occidentales, le chant semblait très bizarre, mais il a résonné profondément en cet homme. C’était « sa » musique ; autrement dit, il était réalisé dans le style de son pays. La musique de son église est très éclectique, avec des hymnes russes, ouzbeks, ukrainiens et anglais. Cette église a seulement quelques hymnes vraiment autochtones. Quelques amis missionnaires et moi avons le privilège de les aider à préserver et à élargir leur répertoire actuel.

Comment ont fait les missionnaires dans le passé quand ils ont été confrontés à des systèmes de musique inconnus ? Pour quelles raisons ont-ils interdit certains styles musicaux ? De quelle manière ont-ils enrichi ou appauvri la musique indigène ? Voici quelques questions auxquelles nous allons tenter de répondre.

Tout d’abord, posons deux points importants :

  • Les ethnomusicologues ont observé que la musique de toutes les cultures, y compris les plus éloignées, est constamment en mouvement, même en dehors de l’influence des missionnaires.
  • Alors que, parmi les premiers missionnaires, certains tenaient la musique de l’église occidentale comme supérieure, d’autres avaient une approche plus ouverte de la musique autochtone. Sarah Boardman Judson, la deuxième épouse du célèbre missionnaire américain Adoniram Judson, ne se contenta pas de traduire simplement des hymnes anglais, mais écrivit de nombreux cantiques originaux en birman, dont certains sont encore chantés aujourd’hui, plus de 175 ans plus tard.

Deux exemples d’influence occidentale sur la musique autochtone

Missionnaires et musique en Océanie

Selon l’ethnomusicologue Mervyn McLean, les catholiques arrivèrent en Océanie au xvie siècle, suivis par des missionnaires protestants de la London Missionary Society. Tant les missionnaires que les indigènes convertis interdirent la musique traditionnelle et la danse, principalement pour des raisons morales, car elles étaient vues comme associées à la religion païenne, aux relations sexuelles illicites et à la guerre. Les missionnaires furent également troublés par la façon dont les fêtes interminables empêchaient les gens de vaquer à leur travail quotidien, ce qui induisait des dettes, des conflits et des pénuries alimentaires. Cependant, dans certains cas, la musique traditionnelle et la danse furent interdites simplement parce qu’elles étaient jugées frivoles.

Bien que ces prohibitions aient conduit à la disparition complète de genres et de styles de musique, ces changements se produisirent dans toutes les cultures, même en dehors de toute influence extérieure. Les missionnaires ont en fait « accéléré » cette évolution et ont introduit le chant d’hymnes pour combler le vide qu’ils avaient créé. Leurs chants ont grandement influencé la culture océanique, parce qu’ils ont été enseignés de façon délibérée, appuyés par toute la puissance émotionnelle liée à la religion.

Mais les missionnaires eurent beaucoup de difficultés à faire apprendre leurs hymnes aux Océaniens. Par exemple, sur l’île de Pukapuka, les missionnaires travaillèrent pendant 90 longues années avant que les gens chantent les airs occidentaux de façon « satisfaisante ». Un missionnaire perspicace a constaté en 1925 :«[Ils] ne peuvent tout simplement pas entendre ni reproduire certains des tons et des demi-tons ou des phrases qui viennent facilement à un Anglais. [Ils] ne font que suivre la ligne de moindre résistance en adaptant nos chants et nos hymnes aux équivalents musicaux naturels à leurs oreilles les plus proches. »1

Missionnaires et musique en Afrique : les Pygmées Baaka

Les Baakas vivent dans une région du centre de l’Afrique2. Contrairement à la culture occidentale, la culture baaka ne fait pas une distinction claire entre musique et danse. Lorsque des missionnaires sont arrivés en territoire baaka, avec une connaissance très superficielle de la culture baaka, leur activité a eu des implications importantes, qui touchaient au-delà de leurs cérémonies traditionnelles: elle a eu des répercussions sur leur économie, les pratiques médicinales, et bien plus encore.

Tout d’abord, sur l’insistance d’une missionnaire évangélique, les Baakas convertis ont cessé de danser de nombreuses danses traditionnelles et encouragé les autres à faire de même. Cependant ils sont restés fidèles à ces pratiques en secret, ce qui a généré de l’hypocrisie. Ensuite, les Baakas ont créé de nouveaux genres, comme la « danse de Dieu » (un mélange synchrétiste néfaste d’éléments traditionnels liés à leurs croyances païennes et d’une apparence chrétienne) et ils ont adapté des hymnes chrétiens occidentaux à leur manière de chanter avec des voix superposées et une grande complexité rythmique. Puis les Baakas convertis ont utilisé leur appartenance à l’église pour exploiter les autres, alors que leur abandon des pratiques traditionnelles les rendait plus vulnérables que jamais à de mauvais traitements par les villageois. Enfin, sous l’influence d’une ethnomusicologue agnostique, ils sont venus à la conclusion erronée que leur culture et le christianisme étaient mutuellement incompatibles.3

Trois points de vue d’ethnomusicologues chrétiens

  1. Depuis la naissance de leur discipline dans les années 1950-1960, des ethnomusicologues s’efforcent de devenir « bi-musicaux », c’est-à-dire d’apprendre la musique d’une autre culture. Selon Brian Schrag4, cette « bi-musicalité » est la principale façon dont les missionnaires peuvent éviter d’appauvrir la musique traditionnelle. Les missionnaires consacrent un temps et des efforts considérables pour maîtriser la langue du peuple qu’ils approchent, mais bien souvent ils ne maîtrisent pas sa musique. Bien que la priorité doive certainement être accordée à la langue, il estime qu’il existe des raisons musicologiques, anthropologiques et bibliques pour lesquelles ils devraient chercher à devenir « bi-musicaux » aussi.

Musicologiquement, la musique occidentale n’est pas la norme à laquelle toutes les cultures doivent être mesurées. Chaque système de musique crée des réactions émotionnelles chez ceux qui le connaissent, qu’aucune autre musique ne peut faire. Une riche variété existe dans la musique de différentes cultures. En outre, le missionnaire bi-musical peut aider à préserver la musique traditionnelle qui est en danger d’extinction, en particulier dans les sociétés orales.

Anthropologiquement, plus vous en apprenez sur leur musique, mieux vous comprendrez les gens eux-mêmes. Étudier la musique est une clé pour découvrir les mystères de la culture. Et mieux un missionnaire comprend la culture, mieux, il (ou elle) peut communiquer l’Évangile clairement.

Bibliquement, l’homme est créé à l’image de Dieu (Gen 1.27), et toute la création de Dieu témoigne de son génie (Ps 19.1). Toutes les nations sont appelées à le chanter (Ps 98). Aider les populations autochtones à créer de nouveaux chants à la gloire de Dieu, tel est le privilège du missionnaire bi-musical.

  1. Vida Chenoweth5, ethnomusicologue et linguiste missionnaire pionnière, met en garde contre des changements musicaux apportés par les missionnaires : interdire la musique indigène avant de l’étudier a conduit à la faire perdurer dans la clandestinité. Le syncrétisme, ou le mélange d’éléments religieux chrétiens et païens, est un réel danger lorsque les pratiques de musique restent cachées.

De plus, rejeter immédiatement la musique traditionnelle peut arrêter sa transmission naturelle d’une génération à l’autre, étouffant la créativité et appauvrissant les genres musicaux. En outre, cela peut prédisposer des musiciens locaux contre le christianisme. « Après leur conversion, les compositeurs vont spontanément chanter l’événement le plus important de leur vie », affirme V. Chenoweth.

Elle met également en garde contre l’introduction des instruments et notations occidentaux, dans d’autres contextes, car ils ont tendance à couler l’imagination musicale dans un moule occidental. Le musicien indigène court le risque de perdre la capacité de penser dans les termes musicaux de son propre peuple, particulièrement s’il est de tradition orale. Elle conclut : « Pourquoi quelqu’un voudrait-il capturer tous les oiseaux de la forêt, les peindre en gris, et leur donner tous le même chant ? Dieu a fait chacun d’eux et chacun a son chant à chanter pour lui. »

  1. La dernière optique est celle de T. W. Hunt (1929-2014), musicologue, professeur d’université, ancien missionnaire et ardent disciple du Christ. Il a influencé nombre de missionnaires à travers le monde par ses écrits et ses enseignements6.

Hunt décrit comment les missionnaires ont enrichi la musique de différentes cultures. Lorsque des personnes sont venues à Christ et qu’on leur a donné la liberté d’adorer de façon naturelle à leur culture, Dieu a mis un cantique nouveau de louange dans leur cœur (Ps 40.3), l’hymnologie indigène a prospéré et de nouveaux genres sont nés.

Il rappelle également les hésitations de certains missionnaires en Afrique à écrire la musique locale avec la notation occidentale, craignant de « geler » son style spontané et de décourager l’improvisation. Mais ce sont les Africains qui ont réclamé d’apprendre la notation occidentale ; ainsi leur musique serait mieux préservée et plus facilement diffusée.

Les peuples autochtones ne sont cependant pas toujours désireux d’avoir une musique d’église qui reflète leur culture. Certains hésitent à utiliser des styles de musique qui leur rappellent leur vie avant leur conversion. Une missionnaire écrit : « Nous devons laisser les chrétiens nationaux décider quel genre de musique ils veulent utiliser dans leurs églises, puis nous insérer dans la situation aussi délicatement que possible. »

L’homme a été créé par Dieu dans le but de jouir de la communion avec lui, et il est tombé parce qu’il a rejeté cette communion. Par conséquent, certaines expressions culturelles sont « désastreuses », selon Hunt. Quand quelqu’un choisit de croire en Jésus pour rétablir sa communion avec Dieu il devient un disciple et cela entraîne certains changements dans sa façon de vivre, bien que son identité ethnique demeure intacte. Qu’est-ce que cela implique dans une culture donnée ? C’est assurément une question complexe à laquelle les missionnaires sont confrontés.

Si l’on revient à l’exemple des Baakas, leur problème majeur était probablement le manque de maturité. Les missionnaires semblaient être plus intéressés par le nombre de convertis que par leur croissance spirituelle. Lorsque les Baakas ne furent plus en mesure d’exploiter les autres à travers le christianisme, ils retournèrent à leurs vieilles habitudes. Ils ont « joué à l’église »pendant une courte période, puis abandonné. En outre, bien que les missionnaires aient qualifié certaines danses de sataniques, les chrétiens baakas ont continué à les pratiquer en secret. Enfin, comme ils avaient une compréhension très superficielle du christianisme, ils ont été facilement influencés par une personne qui les a convaincus qu’il était impossible d’être un adorateur du Dieu chrétien et de préserver la culture baaka. Les missionnaires auraient dû leur apprendre qu’en Christ, ils devenaient des créatures nouvelles, pleinement baakas, mais nettoyées de ce que la Bible appelle « souillure de la chair et de l’esprit ».

Quelques suggestions pratiques pour les missionnaires

En conclusion, plusieurs propositions peuvent être faites aux missionnaires actuels et futurs. Tout d’abord, nous devons être respectueux de l’œuvre des missionnaires précédents. Plusieurs avaient bien raison de décourager parfois certaines pratiques culturelles, y compris certains styles de musique, à cause de la corruption du péché qui y était lié. Certains missionnaires étaient remarquablement clairvoyants sur la musique non occidentale et ont fait beaucoup pour encourager l’écriture de cantiques autochtones, même sans les connaissances ethnomusicologiques et la technologie que nous avons aujourd’hui.

Deuxièmement, nous devrions être plus patients avec les groupes de populations autochtones que nous cherchons à servir. Bien que nous ne devions plus attendre d’eux qu’ils chantent des hymnes occidentaux en harmonie parfaite (pas plus que nous ne pouvons chanter un de leurs chants traditionnels correctement), nous devrions également être prêts à leur proposer ces mêmes hymnes si c’est eux qui les demandent. Des années peuvent être nécessaires avant qu’ils aient la maturité spirituelle et musicale pour voir le besoin d’une musique indigène et pour discerner quels éléments doivent être conservés ou rejetés.

Troisièmement, grâce à notre engagement à long terme dans une autre culture, nous devrions nous efforcer d’être aussi bi-musicaux que possible, afin de communiquer l’Évangile avec clarté et cohérence. De toute évidence, nous devons encourager, autant que possible, l’utilisation des instruments indigènes, de leur gamme musicale, de leur style, de leur système de notation, en laissant les jugements esthétiques aux musiciens autochtones.

Par-dessus tout, notre objectif ultime devrait être, non la préservation de la culture, mais la connaissance du Christ : « C’est lui que nous annonçons, exhortant tout homme, et instruisant tout homme en toute sagesse, afin de présenter à Dieu tout homme, devenu parfait en Christ. » (Col 1.28) Si nous manquons à cet objectif, nous manquons à la mission confiée par Jésus (Mat 28.18-20) et nous risquons d’appauvrir les gens que nous désirons atteindre. L’évangile est la glorieuse raison pour laquelle nous devons faire de la musique. En dépit de nos erreurs et de celles de nos prédécesseurs dans la contextualisation culturelle, nous pouvons être sûrs que, par la grâce et la miséricorde de Dieu, l’Église rassemblée chantera dans le ciel avec des fidèles de toute tribu, langue, parenté, et nation (Apoc 5.9).

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  1. Mervyn McLean, « Towards a Typology of Musical Change: Missionaries and Adjustive Response in Oceania », The World of Music, vol. 28-1, Mechanisms of Change, 1986, p. 29-43.
  2. Dans une région à cheval sur le Centrafrique, la République du Congo et le Cameroun.
  3. Michelle Kisliuk, Seize the Dance: BaAka Musical Life and the Ethnography of Performance, New York, Oxford University Press, 1998.
  4. Brian E. Schrag, «Becoming Bi-Musical: The Importance and Possibility of Missionary Involvement in Music»,Missiology, vol. 17, n° 3, 1989, ATLA Serials, Religion Collection, EBSCOhost.
  5. Vida Chenoweth, «Spare Them Western Music!» (1984), Worship and Mission for the Global Church: An Ethnodoxology Handbook, éd. James R. Krabill, 2013.
  6. T.W. Hunt, «Church Music in Southern Baptist Foreign Missions»,Baptist History and Heritage, vol. 21, n° 3.
Dossier : Musique et chants dans l’Église
 

Colas Jeanne
Après avoir fait un master aux États-Unis en enseignement musical, Jeanne sert le Seigneur en France en tant que missionnaire depuis 2008. Elle poursuit un master en ethnomusicologie afin d’approfondir son ministère dans son église multi-ethnique et avec l’association Ecclémusica.