Notre place
Bilan provisoire
Dans notre vieille Europe en quête d’une seconde jeunesse, il est de bon ton d’afficher un esprit républicain laïc et non partisan. Cette apparente neutralité ne doit pourtant pas faire illusion : elle se double, au niveau des plus hautes instances, d’un athéisme militant qui n’ose pas dire son nom. On ne s’étonne donc guère que la nouvelle Constitution européenne, dont le projet a été adopté en juin 2004, omette toute référence à Dieu dans son préambule, au profit d’un texte passe-partout : « S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles… ».
Plus récemment, le refus de la candidature de Monsieur Buttiglione (un catholique conservateur) au sein des organes directeurs du Parlement européen est un épisode significatif : la morale chrétienne sur des sujets comme l’avortement ou l’homosexualité n’a pas sa place dans ce cadre. Parallèlement, à tous les niveaux de notre vie ordinaire (éducation, législation, affaires, mœurs, etc.), le consensus chrétien continue de s’éroder, et les mentalités collectives héritées de mai 68 viennent prêter main forte aux dirigeants de nos nations apostates. Un vieux rêve occulte se concrétise : l’Empire mondial se bâtit avec le ciment de la révolte contre l’Éternel et son messie (cf. Ps 2.1-3). Comme l’avait discerné A. Camus dans son fameux essai sur « l’histoire de l’orgueil européen », ce projet est habité d’une ambition métaphysique : « l’édification, après la mort de Dieu, d’une cité de l’homme enfin divinisé » (L’homme révolté, Idées NRF, Gallimard, 1951, p 22 et 225).
Un strapontin pour le chrétien ?
Conscient des présupposés anti-chrétiens qui, souvent mêlés aux bons sentiments et aux discours apaisants, façonnent notre société, le chrétien peut à juste titre se sentir isolé, incompris, voire menacé. Le flou de la pensée postmoderne, aussi répandue qu’insaisissable, semble le priver d’une affirmation claire et tranchante de sa foi. Y a-t-il encore un strapontin pour lui dans cette mouvante et imposante assemblée?
La tentation de se rebiffer contre une place aussi humiliante est grande. Mais le chrétien a été prévenu : « Le serviteur n’est pas plus grand que son seigneur. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi » (Jean 13.16 ; 15.20). Au reste, l’expérience nous apprend que le monde trouve toujours prétexte à s’opposer au témoignage des croyants. Si ceux-ci sont fervents, on les accusera d’exaltation ou d’illuminisme ; s’ils sont modérés, ce seront des faibles ; s’ils sont fidèles, on en fera des réactionnaires ringards ; s’ils sont dévoués dans le cadre de leur église, on les réduira à des sectaires bornés ; s’ils sont sympathiques, serviables et généreux, ce seront de braves gens, mais on refusera à leur Sauveur le privilège de les avoir rendus tels. Reconnaissons que vivre en chrétien n’est pas de tout confort.
Trop tard pour être entendus ?
Informé de l’ingratitude du combat, le chrétien l’est aussi des fruits attendus de son service. Tant que le Chef de l’Église ne l’a pas reprise à lui, le croyant peut compter sur des percées et des victoires spirituelles réelles : « À ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jean 13.35) ; « Faites tout sans murmures ni discussions, pour être irréprochables et purs, des enfants de Dieu sans reproche au milieu d’une génération corrompue et perverse, parmi laquelle vous brillez comme des flambeaux dans le monde, portant la parole de vie » (Phil 2.14,15,16a). Tel est le plan du Maître pour ses disciples, afin que ceux-ci offrent au monde des vies d’authentiques chrétiens, fermes, unis et pleins d’espoir malgré l’hostilité ou l’indifférence. Pourquoi donc le message de l’Évangile est-il en perte de crédit ? Pourquoi le chrétien reste-t-il souvent désemparé, comme sur la touche, devant l’évolution de notre société ? Essayons d’y réfléchir.
1. Attention virus !
Depuis une quarantaine d’années, le dogme chrétien est soumis à un redoutable travail de sape. On nous dira qu’il en a toujours été ainsi. Oui et non. Oui, parce la vérité biblique a toujours été contrée et contestée au nom d’autres positions (religieuses, scientifiques, politiques, etc.). Non, parce que la nature de l’idéologie postmoderniste est foncièrement inédite : le chrétien ne se trouve plus face à des adversaires auxquels il faudrait opposer des contre arguments soigneusement choisis ; c’est le droit d’avoir ses arguments à lui qui lui est refusé. En effet, dans un monde où règnent les principes d’incertitude et de pluralisme, c’est la possibilité même de se référer à une vérité absolue, certaine, normative, qui est proscrite. La mode impose une réduction au particulier ; elle n’admet pas de réalité transcendante au-delà du Moi. Un tel minimalisme spirituel est bien évidemment incompatible avec la Révélation biblique et tout son message.
Malheureusement, ce présupposé culturel a pesé très lourd sur la capacité de mobilisation et de rayonnement des chrétiens. Les « flambeaux » se sont mués en timides « lumignons qui fument ». L’engourdissement spirituel et les soucis de la vie ont fait le reste, et beaucoup de croyants sont devenus incapables de remplir leur mission de sentinelles, de hérauts de Christ (cf. Mat 26.36-46 ; Luc 21.34). Plus grave encore : le croyant du 21ème siècle est parfois devenu, à son insu, le vecteur efficace (la « mule » ?) de notions et de comportements manifestement séculiers et profanes. Pareilles à des virus, ces attitudes infectent sa relation avec Dieu, et son témoignage. En voici les symptômes les plus fréquents :
a) L’appauvrissement de la connaissance
Le refus postmoderne de la pensée rationnelle et structurée, ainsi que la négligence de l’étude systématique de l’Écriture (sans parler de l’abandon de la lecture tout court) sont ici en cause. Cette orientation en phase avec l’esprit du temps flatte évidemment notre paresse innée, et nous autorise le moindre effort. La connaissance biblique se rétrécit comme une peau de chagrin. Conséquence : le chrétien évangélique connaît moins bien « son livre » qu’un témoin de Jéhovah ou qu’un mormon. Sa foi est sans vigueur, parce que sous-alimentée.
b) Le ramollissement de la conscience
Le relativisme moral qui prévaut aujourd’hui, la banalisation des perversions en tous genres, ainsi que le mépris général dans lequel le monde tient la Révélation biblique, contribuent à aliéner le croyant de ses semblables. Comme Lot au milieu de Sodome, il s’afflige de l’état moral de la cité, mais ne trouve pas la force de la quitter. Quand, de plus, il ne connaît la Parole de son Dieu qu’au travers de vagues souvenirs de catéchisme ou de prédications vite oubliées, il se résigne plus facilement à la dépravation ambiante. Même s’il ne pratique pas tout ce qui se fait autour de lui, le chrétien n’en est plus franchement choqué. Quant aux libertés qu’il s’octroie, aux choses qu’il regarde (des heures durant), aux accoutrements provocants qu’il (elle ?) se permet, au langage qu’il utilise, on n’ose plus y faire allusion : ce serait empiéter sur sa sacro-sainte sphère privée.
c) L’effacement du discernement
L’extrême variété des points de vue possibles, l’éclatement des frontières et des valeurs traditionnelles, mais surtout les effets conjugués d’une intelligence mal éclairée et d’une conscience émoussée, peuvent rendre le chrétien incapable de s’orienter, de comprendre les temps dans lesquels il vit, de distinguer entre l’utile et le futile. Il ne perçoit plus clairement sa vocation. Il va dès lors se laisser guider par les circonstances ou par le discours persuasif de la première vedette (évangélique) venue. Sa capacité de démêler le vrai du faux, le bien du mal, l’essentiel du superficiel, le réel de l’artificiel, la spiritualité biblique des spiritualités d’en bas, s’en trouve sérieusement compromise.
d) La surévaluation des émotions
L’habitude généralisée de mesurer la validité (et même la vérité) d’une pensée ou d’une expérience en fonction de la qualité de l’émotion qu’elle engendre ou du plaisir qu’on en retire, finit par déteindre sur le chrétien. Pour lui aussi, la tentation de privilégier le « fun » et le « cool », l’ambiance, voire les sensations fortes, est bien présente. Tout ce qui ne l’émeut pas est suspect, ennuyeux, sans contenu. C’est ainsi que l’on peut expliquer l’engouement délirant de certains milieux évangéliques pour une musique (presque) aussi assourdissante, martelée, délurée et sensuelle que celle des discos branchées (ne dit-on pas que la louange dynamique et authentique, c’est comme ça ?…) Ce besoin impératif de sensations explique aussi la soif d’expériences « décoiffantes » avec Dieu : signes, prodiges, miracles, révélations spéciales, etc. Mais les émotions sont de dures maîtresses : elles en exigent toujours plus, jusqu’à épuisement du sujet.
e) La distorsion des textes bibliques
Malgré l’éparpillement extrême des pensées, notre société postchrétienne est pourtant habitée d’une obsession invétérée : elle ne cesse de produire des ouvrages, des films, des avis, des controverses, autour de thèmes tels que la Bible, Dieu, Jésus-Christ, et le vrai sens de l’Évangile. On pourrait presque s’en réjouir, si les interprétations ainsi popularisées, et les hypothèses avancées, ne constituaient pas, la plupart du temps, de grossières distorsions du sens évident des textes sacrés. Ainsi, par exemple, le théologien suisse Eric Fuchs qui, se fondant sur les propos de l’apôtre Paul : «Il n’a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ » (Gal 3.28), en vient à justifier l’union homosexuelle non seulement dans la société, mais dans l’Église. Il ne voit pas d’objection à ce qu’un pasteur soit un homosexuel actif. Au passage, il critique la lecture « fondamentaliste » (c’est-à-dire littérale) des textes bibliques (voir l’article Tous saints ? Les homosexuels aussi ? de J-F. Mabut et A. Dupraz, Tribune de Genève du 1er nov. 2004). Dans ce climat de maltraitance des textes bibliques, et devant la sophistication de certains arguments fallacieux, le chrétien moyen se sent dépassé, et se garde bien d’entrer dans l’arène du débat, laissant le champ libre aux falsificateurs de tous poils.
f) La dispersion de l’énergie
Notre Occident voué aux dieux de la consommation est aussi un hypermarché culturel, psychologique, mystique et religieux. L’offre et la demande sont infinies. Plus question de se soumettre, sa vie durant, à une seule ligne de pensée ou de conduite. De même que le divorce et les relations sentimentales éphémères sont devenus la norme, les « expériences » destinées à garantir le mieux-être et l’épanouissement personnel seront aussi nombreuses, diverses et bigarrées que nécessaire. De divertissements en thérapies, de séminaires en voyages initiatiques, de cures de bien-être en spectacles éblouissants, l’Occidental du 21ème siècle se multiplie et s’éreinte. Et le croyant, pour être sûr d’être à la page, se met à vivre au même rythme, sous la même contrainte. Oh ! bien sûr, il ne troquera pas facilement sa foi contre une religion exotique, mais dans le cadre de son église, de son temps libre, de ses centres d’intérêt, il sera à l’affût des nouveautés, des modes, des choses à voir absolument, comme s’il craignait de ne vivre qu’à moitié en se calmant un peu.
Qui se sent indemne de la mentalité du siècle présent ? Le catalogue des virus de notre foi devrait nous amener à la constatation : l’impact de notre témoignage passe par une reconquête de notre identité, par un assainissement de notre position face au monde, par une redécouverte de notre héritage ?
2. Retrouver notre place
Nous ne pouvons ici qu’esquisser une orientation nouvelle. Dans un livre fort intéressant intitulé Les défis de la postmodernité (Éd. Emmaüs, 2002, CH-1806 Saint-Légier), Alfred Kuen fixe les termes de sa réflexion entre deux pôles :
– d’une part, la nécessité pour le croyant immergé dans la mentalité postmoderne de ne pas s’y conformer, selon l’injonction de l’apôtre Paul : « Ne vous conformez pas au monde actuel, mais laissez-vous transformer par le renouvellement de votre pensée, pour pouvoir discerner la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rom 12.2) ;
– d’autre part, la nécessité de tenir compte de cette mentalité dans son approche de ses semblables. Selon Paul toujours : « Je me fais tout à tous, afin d’en conduire au moins quelques-uns au salut par tous les moyens » (1 Cor 9.22).
Après avoir soigneusement analysé les implications de la position postmoderniste dans le monde et dans l’Église, A. Kuen nous propose d’exploiter le mieux possible les failles et les grandes détresses provoquées par le vide existentiel et normatif de notre époque. Il affirme que le désarroi actuel crée des opportunités nouvelles pour l’évangélisation, mais que cette dernière ne doit pas hésiter à prendre parfois des chemins inhabituels (voir chap. 10 : Comment se faire « tout à tous »). Pour autant, l’auteur reconnaît que l’adaptation au monde actuel a ses limites, et que le message chrétien ne saurait être simplement assaisonné au goût du jour : « Tout notre enseignement et toute notre prédication devront tourner autour des vérités centrales de l’Évangile. Le christianisme contient une part intellectuelle non négociable qu’il nous faut enseigner… Dans le Nouveau Testament les chrétiens ne dialoguent jamais comme si les deux parties étaient censées chercher la vérité : ils proclament celle qu’ils ont découverte en Jésus. Mais ils le font avec humilité » (p. 178). Suit un catalogue de conseils pour rétablir le courant entre les chrétiens et leur génération.
Toutefois, A. Kuen est bien conscient qu’avant toute « méthode » de communication du message biblique, c’est l’état spirituel du croyant qui constitue la priorité absolue. « C’est dans la mesure où nous serons vraiment nous-mêmes, vivant notre foi comme la Parole de Dieu le demande, que nous aurons le maximum d’impact sur nos contemporains » (p. 191). Et l’auteur de citer 1 Pi 2.11-12, et un peu plus loin, Rom 3.10-14 et Ph 2.14-16a (déjà cité au début de notre article).
Ainsi donc, trouver notre juste et utile place dans ce monde requiert un triple combat :
– le combat pour une vie personnelle entièrement conforme à la volonté de Dieu ;
– le combat pour une vie d’église conséquente et convaincante ;
– le combat pour une évangélisation sage, aimante, et sans compromis (cf. p. 194).
Si, dans les grandes lignes, nous pouvons suivre la présentation d’A. Kuen, dont l’approche est sûrement celle de beaucoup d’évangéliques, nous nous permettons cependant de suggérer que le chrétien en panne de témoignage efficace verse trop rapidement dans la mise en application de recettes de communication (si ce n’est de marketing, voire de manipulation psychologique). Il sous-estime la valeur déterminante de sa communion avec Dieu, de sa consécration dans le cadre de sa vie d’église et de la fidélité qu’elle implique dans toutes sortes d’œuvres plus ou moins cachées. Il fait parfois peu de cas de la transmission de « tout le conseil de Dieu », y compris des éléments les moins populaires de ce message (prédication centrale de Jésus Christ crucifié pour nos péchés et ressuscité pour notre justification ; cf. 1 Cor 1.21-23, 30 ; 2.2 ; Rom 4.25). En d’autres termes, on se hâte vers des fruits rapides, mais on néglige d’affermir les racines et de soigner l’arbre. D’où des résultats de qualité incertaine.
En relisant attentivement les versets de départ d’A. Kuen dans leur contexte (c’est-à-dire Rom 12 à 16 et 1 Cor 8 à 13), on est frappé par l’insistance de Paul sur deux thèmes prioritaires : la relation des croyants avec leur Dieu, et celle des croyants entre eux. Les relations des croyants avec le monde en général ne viennent qu’ensuite.
Cet équilibre implique que le croyant s’attache d’abord à regagner le terrain que la mentalité postmoderne lui a volé. Les maux que nous avons brièvement passés en revue (appauvrissement de la connaissance biblique, ramollissement de la conscience morale, effacement du discernement, surévaluation des émotions, distorsion des textes bibliques, dispersion de l’énergie) sont autant de handicaps graves, dont on ne guérit pas du jour au lendemain. Leur élimination exige la repentance, le retour à une vie d’authentique dépendance de Dieu, le réajustement de nos priorités, la réflexion éclairée par la Parole et par l’Esprit, le rééquilibrage de nos émotions, le réexamen de notre engagement dans la famille, dans l’Église et dans le monde. Devant l’influence ravageuse de notre société impie sur nos esprits, et devant l’ampleur de notre mission, nous pouvons soupirer : « Qui est suffisant pour ces choses ? » (2 Cor 2.16 b) La réponse du Seigneur ne sera pas autre qu’il y a 2000 ans : « Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse » (2 Cor 12,9 a). Dans cette perspective, et avec une telle provision, qui peut prétendre que le chrétien n’a plus sa place aujourd’hui ?