Dossier: Élection et prédestination
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Prédestination ou libre choix ?

Augustin, Luther, Calvin, de Bèze… Arminius : autant de serviteurs de Dieu remarquablement consacrés et attachés à l’Écriture, de défenseurs de la gloire de Dieu, mais autant d’hommes vulnérables que les attaques incessantes de l’Ennemi jetèrent parfois dans de pénibles désaccords touchant des articles essentiels de la foi chrétienne. Nous essayerons ici de rappeler comment a germé l’une de ces pommes de discorde, celle de la prédestination. Nous nous pencherons ensuite sur les objections bibliques que le nommé Arminius a soulevées à l’égard de cet enseignement.

Un peu d’histoire

Transportons-nous au IVe siècle après J-C. Avant sa conversion, l’influent évêque d’Hippone, Augustin, avait adhéré à des religions et philosophies païennes1  qui avaient un point commun : la croyance en un ordre déterministe (voire fataliste) du monde, et en une libre volonté très diminuée. Lorsque, devenu chrétien, Augustin constate que l’Évangile subit l’assaut de faux docteurs, il se mue en apologète passionné. C’est ainsi qu’il s’oppose à un certain Pélage qui enseignait que l’être humain est bon par nature et que c’est l’imitation qui le corrompt. Selon Pélage, l’homme est capable et responsable de choisir librement de bien faire, de vivre saintement selon les commandements de Dieu et d’obtenir ainsi son salut. Entre 387 et 395, pour contrer Pélage et les manichéens, Augustin rédige son De libero arbitrio, un ouvrage qui établit que le libre choix de la volonté est réel, mais que depuis la Chute, « nous faisons le mal par le libre arbitre de la volonté » sans que Dieu puisse être tenu pour l’auteur du mal.2  Dès 412, Augustin durcit ses arguments contre Pélage. Il insiste sur le péché qui affecte tragiquement tout homme dès sa conception, caractérisant cet état de péché originel. Il alourdit cette doctrine des concepts déterministes mentionnés plus haut3    et en forge le dogme de la prédestination : Dieu a décidé que des pécheurs seraient sauvés (les élus) et d’autres perdus, sans aucune considération des œuvres futures des uns ou des autres, ni même de leur foi. Désormais, l’évêque professe que le « libre arbitre » de la volonté n’est pas libre, car l’homme naturel ne peut que tendre vers le mal. La possibilité d’adhérer spontanément à la cause de Dieu est exclue.

Pendant le millénaire qui suit, le libre arbitre sera cependant peu à peu réhabilité (Pierre Lombard, Thomas d’Aquin), mais très diversement compris.4  Le débat revient sur le devant de la scène avec Érasme, qui défend subtilement le libre arbitre, et avec Luther, qui le réfute. Du côté protestant, Calvin, puis Théodore de Bèze, pensent trouver dans la prédestination augustinienne une alliée de choix contre un libre arbitre surdimensionné, tel que le conçoivent les humanistes ou les catholiques.5  Selon ces réformateurs, c’est une intervention divine qui opère la conversion de l’élu, puis donne la capacité de croire et une volonté restaurée en vue de l’obéissance à Dieu et de la communion avec lui.6   Dans son Commentaire sur l’Évangile de Jean (Jean 1.13), Calvin déclare : « La foi ne provient point de nous, mais c’est un fruit de la régénération spirituelle… La foi est donc un don céleste… La foi découle de la régénération comme d’une fontaine. »

Arminius

Entre 1582 et 1586, un jeune et brillant théologien hollandais séjourne deux fois à Genève et se forme sous l’égide de Théodore de Bèze, successeur de Calvin, encore plus radical que ce dernier à propos de la prédestination.7   Cet étudiant remarqué par ses professeurs pour sa piété et pour ses aptitudes adhère largement à la théologie de Calvin. Au cours des années qui suivront, il continue à approfondir sa connaissance de la Bible, tout en élargissant le champ de ses études à la littérature théologique de son temps : « Pères » de l’église, surtout Augustin dans sa période initiale ; les docteurs catholiques ; et bien sûr, les Réformateurs. Il est familier des subtilités de la scolastique. Bref, il ressemble à beaucoup d’autres Réformateurs par sa culture et par ses pratiques exégétiques. Il partage aussi largement leurs convictions.

Mais voilà : estimant que la prédestination calviniste fait de Dieu l’auteur du mal8  et trouvant étrange que le pécheur soit tenu pour responsable de refuser la grâce alors même qu’il ne peut vouloir l’accepter, Arminius va être entraîné dans d’âpres controverses. Ses activités de prédicateur, de pasteur et de professeur de théologie (Amsterdam, Leyden) lui assurent la solide estime de beaucoup, mais les adversaires réformés ne manquent pas. Les plus acharnés d’entre eux, comme Plancius, Kuchlinus et Gomarus, vont l’accuser tour à tour de pélagianisme, d’affinités avec le catholicisme ou avec le molinisme.9 Arminius meurt de la tuberculose en 1609, âgé d’à peine 50 ans. Trois mois plus tard, ses partisans publient ce qu’ils estiment être la réponse biblique à la question : Comment parvient-on au salut ? Ce sont les Cinq Articles des Remontrants, auxquels les autorités politiques et religieuses calvinistes répondront par les Canons du Synode de Dordt (achevé en 1619) et par des persécutions. Comparons ces fameux textes.

Doctrines relatives à
la souveraineté de Dieu et à la responsabilité humaine dans l’œuvre du salut individuel
Arminianisme classique

Condensé des Cinq Articles des Remontrants (1610)

 

Calvinisme strict10

Condensé des Canons du Synode de Dordt (1619, dans l’ordre de l’acrostiche TULIP formé par les premières lettres de chaque article en anglais)

Le péché originel
et
la volonté humaine
Question sous-jacente : depuis la Chute, l’homme a-t-il encore un libre-arbitre, une volonté capable de choisir Dieu ?
La corruption totale

 

L’être humain, entièrement corrompu à cause du péché originel, ne peut se sauver lui-même. Sa volonté (sa capacité autonome de décision) est esclave du péché, comme toutes ses autres facultés.

Seule l’action du Saint Esprit et de la Parole, prédisposant le pécheur à la repentance et à la foi, peuvent le convaincre de se tourner librement vers Dieu, le régénérer et donner à sa volonté la capacité d’obéir à Dieu.

1. La corruption totale

(Total depravity)

Idem pour le premier §

 

 

 

 

La régénération, puis la conversion donnent à la volonté la capacité de croire en Dieu et de choisir de lui obéir.

L’électionL’élection conditionnelle 

 

Dieu a décidé de toute éternité de sauver tous ceux qui croiront en Jésus-Christ pour lui obéir : leur élection est scellée par leur foi.

Dieu a aussi décidé que tous ceux qui ne croiront pas demeureront sous son jugement.

2. L’élection inconditionnelle 

(Unconditional election)

Dieu a déterminé de toute éternité de sauver des pécheurs (les élus) et de maintenir tous les autres (les réprouvés) dans leur état de perdition.

C’est la doctrine de la (double) prédestination.

L’expiation
et
la justification
L’expiation pour tous 

 

Christ est mort pour tous.

Quiconque croit en Christ pour son salut reçoit le pardon de ses péchés et la justification.

3. L’expiation limitée 

(Limited atonement)

Jésus est mort à la croix pour expier les péchés des seuls élus.

La justification est accordée en raison de la foi qu’ils ont reçue.

La grâce
et
la conversion
La grâce résistible

 

Lorsque l’Esprit et la Parole ont convaincu le pécheur de se repentir et de se convertir à Christ, sa volonté est rendue capable et responsable d’un libre choix : accepter ou refuser la grâce.

Une résistance persistante mène à la perdition éternelle.

4. La grâce irrésistible 

(Irresistible grace)

La régénération, puis la conversion sont l’œuvre de la grâce irrésistible réservée aux élus.

La régénération et la conversion précèdent la foi.

La persévérance dans la foi
et
l’apostasie
La persévérance possible

 

Dieu donne au croyant tous les moyens pour vivre par la foi et ne pas douter de son salut.

En 1610, les Remontrants ne prennent pas position quant à l’éventualité d’une apostasie qui mènerait à la perte du salut. Cette possibilité sera plus tard admise par certains arminiens.

5. La persévérance des saints 

(Perseverance of the saints)

Par décision divine, les élus persévéreront dans leur fidélité à Christ jusqu’à la fin.

Ceux qui renient la foi ne font pas partie des élus : ils ne sont pas nés de nouveau.

À première vue, le survol de ces deux positions fait apparaître des points d’accord, qui seraient nettement plus nombreux si l’on comparait l’ensemble des commentaires théologiques des deux Réformateurs. Mais les désaccords restent importants.

Évaluation des Canons de Dordt

Les Canons de Dordt furent-ils la bonne réponse à la compréhension arminienne de l’Écriture ?  Résumons les positions d’Arminius en gardant à l’esprit chacun des points du Synode de Dordt.11

1. La corruption totale

Arminiens et calvinistes la comprennent de la même manière (cf. Éph 2.1-3 ; Rom 3.9-12 ; 5.12). Cependant, les Remontrants divergent quant aux implications. Ils soulignent que :
– Dieu a tout engagé pour conduire tous les hommes à la repentance et au salut (1 Tim 2.1-4 ; 2 Pi 3.9 ; Tite 2.11 ; 2 Cor 5.19).
– Dieu veut sauver (Rom 10.17-20). Il invite à venir à lui.
– Pour autant, le pécheur peut ne rien vouloir de cet appel (Mat 23.37 ; Rom 2.4ss ; Rom 10.16,21) C’est donc la réponse du pécheur qui fait la différence, non uniquement le fait d’être éclairé par la Parole et par l’Esprit quand Dieu appelle à croire en Christ.

2. L’élection inconditionnelle

Selon Arminius, la prescience de Dieu (sa connaissance de tout événement présent ou futur) lui confère de savoir de toute éternité qui accédera au statut d’élu(e) en Christ (1 Pi 1.2). Mais cette prescience inclut la réponse, positive ou négative, du pécheur à l’offre de la grâce. Et cette réponse confirme l’élection en Christ, ou la retire (cf. Luc 7.30).
La prédestination et l’élection auxquelles il est fait référence en Éphésiens 1 et Romains 8.28-30 dévoilent le plan de Dieu pour tous ceux qui croient. L’expérience du croyant passe par les étapes suivantes : appel de Dieu -> écoute de la Parole -> foi (et repentance) -> nouvelle naissance -> entrée dans l’héritage réservé aux croyants et dans le plan de sanctification qui y est attaché (l’élection en Christ est ainsi confirmée) -> gloire de Dieu (Éph 1.3-6,11-14). Par ailleurs, il n’est nulle part question de prédestination à la réprobation éternelle.

3. L’expiation limitée

Les Remontrants n’admettent pas ce dogme en raison des évidences bibliques suivantes :
– L’Agneau de Dieu est mort pour le monde entier, en faveur de tous les pécheurs (Jean 3.16 ; Tite 2.11 ; Jean 1.29 ; 1 Jean 2.2).
– Jésus a payé le prix de la rançon en faveur de (gr. hyper) tous les hommes, et non seulement de tous les élus (1 Tim 2.5,6).
– Jésus a donné sa vie comme la rançon de (gr. anti, à la place de) plusieurs : c.-à-d. de tous ceux qui s’identifieront à lui dans son sacrifice et dans sa résurrection (Marc 10.45 ; Héb 9.28 ; Gal 2.20 ; Rom 6.1-4).
– La Bonne Nouvelle offre le salut à tous les hommes de toutes les nations ; dans ce sens elle est universelle (Mat 28.18-20 ; Marc 16.15 ; Luc 24.46-49 ; Act 1.8).
– Il est possible de se perdre soi-même en reniant Celui qui a racheté l’humanité (2 Pi 2.1). C’est alors le pécheur qui annule à ses dépens le bénéfice de l’expiation.

4. La grâce irrésistible

Les Remontrants font valoir plusieurs déclarations bibliques pour démontrer qu’il est possible de résister à la grâce : – Dieu a résolu d’envoyer son Esprit pour convaincre le monde de la réalité du péché, de sa justice et du jugement. Par la révélation de Jésus-Christ, il attire et éclaire tout homme. Il rend la volonté déchue capable de répondre librement à son appel, ou de le repousser (Jean 16.8 ; Héb 10.26 ; 6.6 ; 2 Pi 2.20 ; Jean 1.4-12 ; 12.32). – L’endurcissement volontaire, le cœur qui refuse de se repentir, la rébellion et le choix d’obéir à l’injustice sont autant de manifestations de résistance à la grâce (Rom 2.4-5,8-9).

5. La persévérance des saints

Pour les Remontrants, l’énoncé est globalement juste : rien, ni personne, ne peut séparer le croyant de son Dieu ou lui faire perdre son statut d’enfant de Dieu (1 Pi 1.3-5 ; Rom 8.36-39 ; Jean 10.27-29). En ce sens, ils sont d’accord avec Calvin. Mais après 1610, certains d’entre eux estimeront que des textes tels que Héb 6.4-8 ; 10.26-27 ; 2 Pi 2.20 ; Jean 6.66, indiquent une possibilité d’apostasie et de perte du salut : selon eux, ce naufrage atteindrait ceux qui, de leur propre gré et sans retour, renieraient le Sauveur dont ils se réclamaient (cf. Héb 10.39 ; 1 Jean 2.18-20). Les arminiens, mais aussi beaucoup de mouvements protestants ou évangéliques, ont été divisés au cours des siècles à propos du statut spirituel des apostats. Ceux-ci avaient-ils passé par la nouvelle naissance ou non avant leur abandon de Christ ? Leur apostasie est-elle définitive ? Arminius a humblement confessé : « Je n’ai jamais enseigné qu’un vrai croyant peut, totalement ou finalement, se détourner de la foi et périr ; cependant, je ne cacherai pas qu’il existe des passages de l’Écriture qui me paraissent revêtir cet aspect, et les réponses que j’ai pu considérer ne sont pas de nature à s’approuver sur tous les points, selon ma compréhension. »12

Conclusion

Il subsistera toujours des mystères dans le message de l’Écriture. Le paradoxe de la souveraineté divine et de la responsabilité humaine demeure. Dans ce débat, l’apport des Remontrants en 1610 constitue pour le moins un indispensable contrepoids aux thèses calvinistes. Il est bibliquement infondé de reprocher à ces chrétiens d’avoir dévalorisé la souveraine volonté de Dieu ou surfait la liberté de la volonté humaine. Pour autant, connaissant les turbulences théologiques par lesquelles arminiens et calvinistes ont passé au cours des siècles, évitons de nous ranger sous la bannière d’un nom humain. Efforçons-nous plutôt de rester des disciples de Christ persuadés que si Dieu nous a un jour révélé l’Évangile et nous a permis de choisir librement ce trésor, la gloire n’en revient qu’à lui, et à lui seul.

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  1. Le stoïcisme, le néoplatonisme et le gnosticisme manichéen.
  2. De libero arbitrio, Livre 1, chap.16
  3. À ce sujet, l’ouvrage de Ken Wilson : The Foundation of Augustinian-Calvinism (Regula Fidei Press, 2019) apporte une compréhension nouvelle de la genèse de la prédestination augustinienne.
  4. Calvin le rappelle bien : Institution de la Religion chrétienne, Livre 2, chap. 2, § 4.
  5. Cf. Calvin, op. cit. Livre 3, chap. 21, § 5
  6. Interprétation confirmée par les Canons de Dordrecht, Art. 3-4, § 10 et ss
  7. Th. de Bèze défendait une prédestination supralapsaire, que le Synode de Dordt va entériner au siècle suivant. Celle-ci se résume ainsi : Dieu, sans tenir compte des bonnes ou mauvaises œuvres des hommes, a résolu, par un décret éternel antérieur à la chute d’Adam, de sauver les uns et de damner les autres. 
  8. Arminius savait que Calvin refusait catégoriquement de voir en Dieu l’auteur du mal, mais il trouvait que la doctrine de la prédestination rendait la position de Calvin indéfendable. 
  9. Le jésuite Molina (1535-1601) défendait le libre arbitre et une prédestination arrêtée selon les mérites de l’homme. 
  10. Les Cinq points du Synode de Dordt radicalisent la théologie de Calvin. Ils entraîneront une focalisation des controverses sur ces doctrines, ainsi que des dissidences dans le monde protestant. Au sein même des courants arminiens et calvinistes, des litiges surgiront entre modérés et puristes.
  11. Je m’inspire des travaux de Roger Liebi. Je le remercie de son autorisation. Voir (en allemand) : https://www.rogerliebi.media/mp4/BST-%20Bestätigt%20oder%20widerlegt%20Röm%209-11%20den%20Calvinismus.doc.pdf
  12. Declaration of the Sentiments and the Perseverance of the Saints, produite devant les autorités hollandaises le 30 octobre 1608 ;  The Works of James Arminius, traduction de J. Nichols et W. Nichols, Baker Books House, 1986
Dossier : Élection et prédestination
 

Pfenniger Claude-Alain
Claude-Alain Pfenniger, marié, père de trois (grands) enfants, est professeur de langues retraité. Il a exercé des fonctions pastorales en Suisse et a collaboré à la rédaction de diverses revues chrétiennes. Il est membre du comité de rédaction de Promesses depuis 1990.