Dossier: Pardon et réconciliation
Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page

Résoudre un différend

Comment le faire d’une manière conforme à l’évangile ? 1 Cor 6.1-11

1 Introduction

Dans le début du chapitre 6 de cette première lettre aux Corinthiens, Paul poursuit sa réponse aux différents rapports qu’il a reçus sur la communauté chrétienne de Corinthe. Après avoir traité la question des divisions internes de l’église et abordé un cas de discipline, il se penche sur le problème des procès entre frères. Ceci n’est pas sans lien avec ce qui précède : ces procès sont une manifestation visible des dissensions existantes ; de plus, Paul vient d’établir la nécessité pour l’église de juger « ceux du dedans ». Au paragraphe suivant, Paul abordera une question d’immoralité, qu’il anticipe ici par un catalogue de vices. Tout ceci montre le souci qu’il a de préserver la spécificité de l’église en tant que société gouvernée par l’Évangile, et donc, par des valeurs incompatibles avec celles du monde qui l’entoure.

2 Questions préliminaires

Si l’enseignement principal de ce passage paraît relativement clair, le texte n’est pas sans présenter quelques difficultés. Avant d’en proposer une interprétation globale, il convient donc d’étudier certains aspects plus en détails.

2.1 La problématique

Plusieurs termes indiquent que la problématique abordée ici concerne le recours à un tribunal dans le but d’obtenir justice après avoir été lésé dans une affaire de la vie courante1. Il ne s’agit donc pas d’affaires criminelles, jugées à l’époque par d’autres tribunaux dont Paul reconnaît ailleurs la légitimité (cf. Rom 13.1-7). La question reste cependant ouverte de savoir quel sens donner aux mots « devant les injustes » (v. 1) : cette expression peut simplement désigner les « non-croyants » (v. 6), sans intention de porter un avis sur les tribunaux en question, soit dénoter leur injustice notoire2. Celle-ci constituerait donc une raison de plus de ne pas recourir à de tels tribunaux. Quoi qu’il en soit, ce point n’est pas dominant dans l’argumentation de Paul.

2.2 L’argumentation de Paul

L’indignation de Paul est telle que les arguments sont avancés sous forme « d’exclamations horrifiées, de questions rhétoriques, de sarcasme et de menace »3.

La première partie de l’argumentation, jusqu’au verset 6, est principalement dirigée contre la communauté entière et son incapacité à gérer les conflits en interne. L’argumentation repose sur l’idée que l’avenir de l’Église doit marquer sa vie présente : puisque les saints sont destinés à juger le monde (v. 2) et même les anges (v. 3), il est absurde qu’ils aient recours aujourd’hui à des païens pour résoudre leurs différends4. De plus, l’abdication de la communauté devant ses responsabilités est un signe évident de manque de sagesse et donc une honte (v. 5).

Certains accents dans la première partie de l’argumentation en annoncent déjà la seconde : l’importance des « affaires de la vie » est relativisée en regard de celle des jugements finaux — ce sont des « affaires de moindre importance » — et le verset 6 montre une indignation certaine à ce que deux frères puissent avoir un procès entre eux. Mais, à partir du verset 7, Paul s’en prend plus explicitement à l’existence même de procès, et non plus au simple fait d’avoir recours à un arbitrage païen. Les plaignants sont attaqués par des questions rhétoriques qui rappellent des enseignements comme celui du sermon sur la montagne (v. 7). Suit une sérieuse mise en garde adressée en particulier à l’encontre de ceux qui cherchent à dépouiller leurs frères (v. 8-10). Là encore, l’objet des disputes est relativisé en regard de l’héritage futur du Royaume.

2.3 Les « gens dont l’église ne fait aucun cas »

Nous n’avons pas encore commenté le verset 4, reconnu comme difficile à interpréter. En effet, les « gens dont l’église ne fait aucun cas » peut se rapporter à deux groupes distincts de personnes : des païens, ou des chrétiens peu estimés par le reste de la communauté. Trois interprétations sont possibles5:

– Une première comprend la phrase comme une question indignée ; dans ce cas, ceux qui sont faits juges sont des païens6.
– Une deuxième considère la phrase comme un impératif. Paul demande alors d’établir juges même les moins considérés de la communauté7, ou alors, ceux de la communauté que les « spirituels » méprisent8.
– Enfin, une troisième interprétation, qui se rapproche de la première, perçoit la phrase comme une exclamation indignée9.

Sans pouvoir trancher avec certitude, il nous paraît préférable de retenir la première interprétation, que l’ordre des mots et la structure du texte semblent favoriser10.

2.4 Catalogue de vices et identité du peuple de Dieu

Quelle est la fonction des catalogues de vices tel celui des versets 9 et 10 ? Ils définissent une identité en négatif et marquent son influence sur le comportement11.

L’apport du verset 11 pour l’argumentation ressort d’autant plus clairement, puisque dans une telle structure de pensée, l’identité que ce verset définit implique automatiquement l’abandon des pratiques listées dans les versets précédents12. L’identité chrétienne a un fondement distinctif et un style de vie qui tranche sur les traditions sociales, politiques et religieuses des Gréco-romains.

Les verbes de ce verset sont au passé : l’action décisive de Dieu en faveur des Corinthiens marque une ligne de démarcation entre leur état passé et la vie qu’ils sont appelés à vivre aujourd’hui. Si la question de leur péché a été réglée « une fois pour toute »13 dans le passé (ils ont été lavés et justifiés), il n’en demeure pas moins qu’ils ont aussi été consacrés, et ne sont donc plus libres d’agir à leur guise.

3 Une interprétation

Après s’être penché sur certains détails du texte, il est temps d’en proposer une interprétation et de mettre en évidence quelques liens avec le reste de l’épître, l’enseignement de Paul ailleurs et celui des Évangiles.

3.1 Interprétation proposée

Comme relevé ci-dessus, le sens général du passage est relativement clair. En renversant l’ordre dans lequel les choses sont présentées :

– vu leur identité nouvelle (v. 11), les croyants ne devraient pas faire de torts à leurs frères (v. 8-10) ;
– pourtant, dans l’éventualité d’une injustice commise, le lésé devrait se laisser dépouiller plutôt que d’intenter un procès (v. 7) ;
– et, si malgré tout, un procès devait avoir lieu, celui-ci ne devrait en aucun cas se dérouler devant les païens, mais devant l’église (v. 1-6).

Il est intéressant de souligner que le reproche est adressé à la deuxième personne du pluriel, impliquant l’ensemble de la communauté : tout conflit entre frères qui n’est pas résolu est déjà perçu comme une défaite pour l’ensemble.

Plusieurs questions de détails restent pourtant difficiles à trancher. Certains textes du Nouveau Testament apportent un enseignement similaire ou complémentaire. Il paraît donc utile de les mentionner rapidement en relevant l’éclairage qu’ils apportent, en commençant par le reste de l’Épître.

3.2 Autres textes de 1 Corinthiens

Notre texte ne fait que prolonger le chapitre 5, que Paul avait conclu en demandant aux Corinthiens de juger ceux du dedans. Plus problématique est la relation avec 4.5 où Paul avait enjoint les Corinthiens à ne pas juger « avant le temps fixé ». Ces deux passages traitent de deux questions différentes : au chapitre 4, il s’agit de jugements de valeurs portant sur la qualité du service de l’apôtre14; au chapitre 6, de jugements concernant des affaires concrètes de la vie opposant deux membres de la même communauté.

D’autres textes de l’épître apportent un éclairage supplémentaire, en particulier les textes qui encouragent les Corinthiens à ne pas insister sur leurs droits ou qui citent le comportement de Paul sur ce point15. Ces textes montrent que le bien de l’ensemble prévaut sur le bien de l’individu ; la gloire de Dieu, sur l’usage de la liberté individuelle.

3.3 La vie de Paul et ses lettres

Nous avons déjà noté le rapport entre le texte étudié et le passage de Romains 13.1-7. Plusieurs facteurs permettent de les concilier plutôt que de les opposer. Dans le texte de l’Épître aux Romains, il s’agit de l’autorité civile punissant des actes criminels et du devoir de s’y soumettre, alors que dans notre texte, il s’agit de l’initiation d’un procès contre un frère dans le but de régler un différend portant sur les affaires de la vie courante. D’un côté, il s’agit de devoirs ; de l’autre, de faire valoir ses droits. Remarquons que, juste avant de traiter de la soumission aux autorités, Paul demande aux croyants de Rome d’être « en paix avec tous » et de ne pas se faire justice à eux-mêmes (Rom 12.18-19). Paul ne condamne donc pas la soumission à l’autorité civile, bien au contraire ; ce qu’il condamne, c’est le recours à celle-ci pour des questions triviales et liées à la vie courante.

D’ailleurs, Paul a montré dans sa vie la valeur qu’il accordait aux tribunaux romains puisqu’il y a lui-même fait appel. Mais, il ne s’agissait ni d’entrer en procès avec un croyant, ni de se défendre sur des affaires mineures.

La question du mauvais témoignage que constituent les procès devant des non-croyants est absente de la discussion de 1 Corinthiens 6, au moins de manière explicite16. Mais cet aspect est présent dans d’autres épîtres17.

3.4 L’enseignement de Jésus

L’enseignement de Paul sur le sujet qui nous occupe présente de nombreux parallèles avec celui de Jésus dans les Évangiles. D’abord, on y trouve l’aspect de la participation de croyants au jugement de la fin18. Ensuite, dans le Sermon sur la montagne (Mat 5.38-42), le disciple est appelé à ne pas se défendre contre celui qui le dépouille et la motivation sous-jacente a elle aussi trait au futur.

Le rôle de la communauté dans les jugements entre frères se retrouve au chapitre 18 de Matthieu dans la marche à suivre qui y est décrite pour la résolution des conflits. Notons qu’aucune étape n’est envisagée au-delà du recours à l’église et que donc, le recours à des tribunaux païens est implicitement exclu. Un peu plus loin dans le même texte, Jésus parle de pardon entre frères devenu une nécessité en regard du pardon reçu de Dieu (Mat 18.21-35). Ce texte donne un éclairage possible sur les versets 7 et 11 de notre passage : en effet, le lésé est appelé à supporter une injustice, mais il lui est également rappelé qu’il a été lui-même « lavé » et « justifié »19.

On trouve des éléments rappelant notre passage dans un texte de l’Évangile selon Luc (12.13-21), lorsqu’une personne s’approche de Jésus pour lui demander d’intervenir dans un différend qu’il a avec son frère. En réponse, Jésus donne un avertissement sur l’avidité et minimise l’importance des biens temporels en regard de ceux qui sont éternels, une argumentation reposant sur la dimension eschatologique de l’Evangile.

Notons pour terminer que notre Seigneur a parfaitement incarné son enseignement, lui qui « quand il était insulté, ne rendait pas l’insulte ; quand il souffrait, ne proférait pas de menaces, mais s’en remettait à celui qui juge justement » (1 Pi 2.23).

4 Conclusion

Nous avons tenté de dégager l’enseignement du chapitre 6 sur les procès entre frères et nous avons vu que l’argumentation de Paul repose sur l’Evangile, en particulier sur sa dimension eschatologique. Celle-ci détermine aujourd’hui déjà les valeurs pour la vie du croyant et le détache des « affaires de la vie ».

Les textes du Nouveau Testament que nous avons brièvement mentionnés n’abordent pas toujours la thématique sous le même angle, mais de nombreux éléments similaires y sont présents, les autres étant complémentaires.

Cela dit, l’application concrète de ce passage dans l’église reste un défi, tant il est difficile de maintenir l’équilibre entre les deux pôles de cet enseignement :

– une exhortation claire à supporter une injustice plutôt que d’intenter un procès à son frère,
– un avertissement tout aussi clair à celui qui commet une injustice.

Il est pourtant essentiel de les maintenir les deux : la communauté a sans aucun doute un rôle essentiel à jouer dans la préservation de cet équilibre, une responsabilité qu’elle décline trop souvent.

1Par exemple, « avoir un différend » et « faire un procès » (v. 1), « les affaires de moindre importance » (v. 2), « les affaires de la vie » (v. 3).
2Les documents de l’époque montrent que ces tribunaux étaient corrompus : il était courant d’y utiliser son influence pour obtenir un avantage. Un terme comme « ceux qui s’adonnent aux insultes » (v. 10) fait peut-être référence à la pratique de la vitupération reconnue comme acceptable dans ce genre de procès (cf. B.B. Blue, « Lawsuit », Dictionary of Paul and his Letters, p. 545).
3G.D. Fee, The First Epistle to the Corinthians, The New International Commentary on the New Testament, Grand Rapids, Eerdmans, 1987, p. 229.
4Les Juifs refusaient le recours à des tribunaux païens sur la base d’Ex 21.1 : « Voici les règles que tu placeras devant eux », i.e. « devant eux », des juifs et non des païens. Paul s’appuie, lui, sur sa conception de l’église en tant que « communauté eschatologique » et donc plutôt sur des textes comme Dan 7.22.
5A.C. Thielston, The First Epistle to the Corinthians, The New International Greek Testament Commentary, Grand Rapids/Carlisle, Eerdmans/Paternoster, 2000, p. 432.
6En français, la TOB choisit cette option.
7L’importance des procès est alors minimisée, puisque même les moins considérés sont aptes à prononcer le jugement.
8C’est le choix de la version Darby. Dans ce cas, les « méprisés » sont désignés car ils sont les plus aptes à juger, ayant gardé les pieds sur terre.
9Comme dans la NBS.
10Fee, p. 235 ; Thiselton, p. 433.
11B.S. Rosner, Paul, Scripture and Ethics, p. 121; cité par Thiselton, p. 446.
12Sans pouvoir entrer dans les détails, mentionnons l’importance de ce qu’affirme ce verset : les trois verbes (laver, consacrer, justifier) sont autant de métaphores d’une même réalité, celle du salut opéré par le Dieu trinitaire (cf. Fee, p. 246).
13Thiselton, p. 454.
14Il s’agit de la relation de l’apôtre avec son Seigneur, les Corinthiens sont donc incompétents en la matière.
15Par exemple 8.9 ; 9.12 ; 10.23-24,33 ; 13.5.
16Fee, p. 237, perçoit un accent dans ce sens dans l’exclamation « et cela devant des non-croyants » du verset 6.
171 Thes 4.11-12 et Tite 2.8,10 ; 3.1.
18Mat 19.28 et Luc 22.30. Il convient pourtant de noter quelques différences importantes. D’abord, la participation au jugement eschatologique est vue plutôt comme une récompense pour la fidélité du disciple, que comme une motivation à ne pas intenter de procès (même si dans Luc, le contexte est celui d’une contestation entre frères, cf. v. 24). Ensuite, cette récompense semble être réservée aux Douze. Enfin, il s’agit d’un jugement des douze tribus d’Israël et non de celui des païens.
19Contrairement à Matthieu, ce n’est bien sûr pas l’argument dominant, puisque c’est l’injustice de celui qui cherche à dépouiller son frère qui est mise en avant (cf. « quelques-uns d’entre vous », v. 11a). La deuxième partie du verset est donc avant tout un appel aux injustes à faire correspondre leurs actes à leur identité. Mais il est tout à fait légitime de prendre le « vous » de la deuxième partie du verset comme se référant également à l’ensemble de la communauté.

Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page
Dossier : Pardon et réconciliation