Témoin de Christ, sans l’Évangile ?
Il paraît que ce n’est pas ce que nous disons (le message) qui a le plus d’impact sur les gens autour de nous, mais la qualité du témoignage qui se dégage de nos bonnes actions. Une célèbre phrase attribuée à François d’Assise le disait ainsi: « Prêche tout le temps l’Évangile et, si nécessaire, utilise des mots. » Qui oserait s’opposer à une telle sagesse ? Il est vrai que bien des gens méprisent l’Évangile parce que les rares chrétiens qu’ils connaissent ont une conduite qui déshonore son message. Cependant, le reproche qu’on entend ces temps-ci vise davantage les chrétiens qui se comporteraient trop en chrétiens. Autrement dit, il vaudrait mieux que ces derniers dissimulent leur identité chrétienne derrière un comportement un peu plus, disons, humaniste. Voilà l’idée en gros, les chrétiens devraient adopter une posture qui soit le moins possible en rupture avec la culture postchrétienne et postmoderne.
Or, le Nouveau Testament est totalement muet à ce sujet. Que les chrétiens soient reconnus pour leurs bonnes œuvres est indéniable. Mais nulle part on ne trouve dans l’Écriture la moindre trace d’une démarche dont le but serait de redorer l’image de l’Église et celle de Dieu pour un monde qui rejette l’Évangile. Si on adhère à l’idée que l’annonce du message du salut est inefficace sans les bonnes œuvres sociales des chrétiens, on affaiblit la part que Dieu joue dans la révélation de l’œuvre de Christ à la croix. Une fois de plus, le scandale de la croix est subtilement dissimulé derrière le bon vouloir naturel des chrétiens bien intentionnés. Pourtant me direz-vous, Dieu n’utilise-t-il pas son Église pour rejoindre les perdus ? Certes oui, mais pas de cette manière. Il serait insensé de croire que Dieu est dépendant du témoignage, de la sagesse et du savoir-faire des chrétiens pour assurer le salut de ses élus[1].
Ayez au milieu des païens une bonne conduite
Avoir une bonne conduite parmi les inconvertis est tout à fait de Dieu[2] dans la mesure où il s’agit bien d’une transformation authentique et non d’un stratagème calculé. Par contre, faire des œuvres dont le but consiste à être remarqué des hommes est une attitude que seule la chair peut imaginer. Jésus n’a-t-il pas lui-même prévenu ses disciples des dangers d’un tel piège : « Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes, pour en être vus ; autrement, vous n’aurez point de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. » (Mat 6.1)
Alors qu’il prévenait les chrétiens de Corinthe, l’apôtre Paul anticipait déjà cette déviation dans l’Église primitive : « Car puisque le monde, avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse : nous, nous prêchons Christ crucifié ; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs. » (1 Cor 1.21-24)
Les Juifs comme les Grecs auraient bien voulu que l’Évangile soit adapté à leur réalité culturelle. Pour les Juifs habitués à l’Ancien Testament, les épisodes miraculeux authentifiaient la vocation des héros bibliques de leur histoire, voilà pourquoi ils réclamaient un Évangile de miracle, plus spectaculaire. Et les Grecs eux, étaient culturellement habitués à ce qu’on enrobe de sagesse tout discours philosophique ou religieux pour le rendre plus présentable. Mais l’apôtre refuse radicalement de souscrire à ce genre de caprice dont l’Évangile n’a pas besoin. « Nous, nous prêchons Christ crucifié » dit-il et ce même si c’est une folie pour les uns et un scandale pour les autres.
Bien entendu, Paul nous explique ensuite pourquoi il est inutile d’ajouter à l’Évangile une part d’esthétisme qui le rendrait plus attirant. C’est que l’Évangile est « puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés[3], tant Juifs que Grecs. » Ni miracle ni sagesse ne peuvent sauver un homme car l’Évangile contient en lui-même la puissance et la sagesse nécessaires au salut de quiconque. Dans la parabole du riche et du pauvre Lazare, Jésus nous apprend que, même un miracle aussi spectaculaire que la résurrection d’un homme d’entre les morts, ne saurait convaincre un pécheur de se tourner vers Dieu[4].
Que faut-il faire alors ?
À l’heure des médias sociaux où les chrétiens sont bombardés d’informations de toutes sortes, on peut aisément adopter comme chrétiennes des opinions erronées qui contredisent l’Évangile. Comment se positionner sur telle ou telle question morale, politique ou éthique ? Notre monde est de plus en plus complexe et le rejoindre avec l’Évangile l’est tout autant. Comment maintenir un dialogue ouvert avec les hommes de notre génération sans adhérer à leurs valeurs mais sans non plus vivre en marge de ce qu’ils sont ? Faut-il répondre aux caprices culturels de chacun comme les Juifs et les Grecs le voulaient du temps de Paul ? Tous ces questionnements complexes ne manquent pas de préoccuper les pasteurs actuellement.
Dans un article de la Revue réformée, Paul Wells[5] traduit bien l’ambiguïté dans laquelle se retrouvent les chrétiens occidentaux qui manifestement, aiment deux choses : ils aiment Jésus et ils aiment le monde. Cette tendance est déjà bien implantée dans la pensée de millions de chrétiens aux États-Unis pour qui les valeurs chrétiennes et mondaines se confondent dans un heureux mélange de confusion.
Wells déclare : « La réussite des évangéliques dans ce pays tient au fait qu’ils ont su s’adapter au monde et aux valeurs de la postmodernité. Le contenu de la foi plus ou moins assurée est noyé dans la cool communication d’un message qui promet le bonheur dans cette vie et sa prolongation dans celle qui est à venir.[6]»
En réaction à cela…
Pour se protéger du sécularisme triomphant, une partie des églises évangéliques traditionnelles se replient sur elles-mêmes, adoptant un fondamentalisme revanchard. Réagissant à cette attitude de fermeture, un nouveau mouvement d’églises (émergent) navigue à contre-courant de cette vieille bourgeoisie chrétienne encombrante. Se disant plus près des réelles aspirations de Jésus-Christ envers l’homme, ce courant développe un Évangile de compassion qui pleure avec le monde les grands désespoirs de l’humanité. Plus près des réalités de la misère humaine, ces derniers se font un devoir de restaurer l’image d’une Église jugée trop doctrinaire et trop peu humaine.
Pour tous ces nouveaux leaders qui rompent avec les traditions archaïques, l’Église d’aujourd’hui doit s’imprégner de la culture de son temps si elle souhaite demeurer pertinente au regard de la société qui ne lui reconnait plus de légitimité sociale. Non seulement cela, mais ce nouveau christianisme considère l’espace de l’expression culturelle comme un lieu qui privilégie la rencontre et l’échange entre les chrétiens et le monde. Les chrétiens devraient cesser d’ignorer la culture artistique postmoderne, car là se trouvent aussi, en ce monde, ceux qui réfléchissent aux mesures à prendre pour le sauver d’une perdition certaine.
Sauver le monde, le grand rêve des humanistes athées. Mais oui, parce que l’univers des artistes et des créateurs est lui aussi concerné par la bêtise humaine dont il veut affranchir ce monde. Alors, pourquoi ne pas se joindre à sa quête d’un avenir meilleur pour la planète ? Construisons une version chrétienne de la résistance écologique et comme les humanistes athées, militons pour plus de justice en réduisant les inégalités de toutes sortes. Puisque les incroyants ne veulent pas être des nôtres, à nous donc d’être un peu plus des leurs se disent certains, peut-être les rejoindrons-nous plus efficacement avec l’Évangile de cette manière.
Trouver l’Évangile dans les bonnes actions du monde
Puisque l’Église n’arrive plus à rejoindre le monde avec le message de l’Évangile, elle devrait essayer de trouver des traces de l’Évangile dans les projets des hommes. Si donc des organismes humanitaires prennent soin des pauvres, ce geste de générosité revêt en lui-même une part du message de Jésus qui nourrissait aussi les pauvres. Vous voyez l’idée ? Tout ce que ce monde fait de bien et qui s’apparente aux valeurs du Nouveau Testament peut donc être vu comme l’incarnation des valeurs de l’Évangile. Comme si le monde dans son bon sens naturel était finalement plus chrétien qu’il n’ose le croire. Et pourquoi les chrétiens ne manifesteraient-ils pas un peu plus d’ouverture envers les philosophies et les religions dites païennes, même si, pour y arriver, il leur faudrait se défaire de quelques petits carcans scripturaires dérangeants ?
Paul Wells ajoute encore : « Dans cette perspective, la doctrine chrétienne n’a que peu d’intérêt ou de place. Le christianisme est en train de perdre son fondement objectif et prend place, comme une autre, parmi les nombreuses formes de spiritualité présentées à nos contemporains. Le choisir plutôt que la sagesse du dalaï-lama, par exemple, relève tout simplement de la préférence individuelle. »
« Si nécessaire, utilise des mots »
J’aime bien l’adage de François d’Assise, mais je crains que le christianisme actuel ne le récupère à son compte que pour justifier son éloignement volontaire de l’Écriture. L’Écriture nous dit comment Dieu, alors que l’humanisme nous dit comment l’homme… Oui, car une des idées populaires chez les jeunes évangéliques consiste à se fabriquer un personnage chrétien conforme à une stratégie de mise sur le marché dont la mission est d’infiltrer le monde au nom de l’Évangile en taisant le plus possible ce qui fait la force de son message. Ici, Jésus est caché quelque part dans le comportement généreux et gentil du personnage chrétien qui s’efforce de se faire remarquer par sa bonté personnelle.
Les évangéliques ont souvent accusé les catholiques d’avoir caché Jésus derrière des statues et des rituels sans nombre. Mais réalisent-ils qu’ils sont en train de cacher à leur tour Jésus derrière le comportement stéréotypé du bon chrétien ? Comme, par exemple, en dire le moins possible sur nos vraies convictions, ne jamais parler des sujets controversés, éviter d’avoir l’air trop différent et finalement adopter une attitude « cool » en se comportant le plus normalement possible ? Réalisent-ils que cette démarche n’est rien de plus qu’une nouvelle déviation par lequel on replace l’homme et ses réalisations au centre du message, quelque part entre Dieu et le peuple ?
Il nous faut prendre conscience que ce chemin mène directement à la fin de l’Église telle que nous la connaissons. Dans le même article, Paul Wells nous rappelle avec justesse que : « Quand l’Écriture est considérée comme une autorité parmi d’autres, son statut se trouve relativisé, et celui de la foi, de la grâce et du service de Dieu le sont également. Le protestantisme perd alors le fondement de sa spécificité religieuse ainsi que sa vitalité spirituelle, même s’il vivote comme phénomène socioculturel. » Plus loin il ajoute : « L’identité de la foi évangélique et, par implication, du protestantisme dépendra des capacités dont on fera preuve, face à cette situation, pour réagir et pour maintenir avec lucidité ses distances par rapport à l’esprit du siècle, et cela dans tous les domaines de la vie individuelle et collective. »
Conclusion
Souvenons-nous cependant que l’Église est bien plus qu’une institution humaine et que rien ne saurait mettre fin à sa présence sur terre sinon le Seigneur souverain lui-même. « Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église, et que les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle. » (Mat 16.18)
[1] Voir Éph 1.4-6
[2] 1 Pi 2.12 « Ayez au milieu des païens une bonne conduite, afin que, là même où ils vous calomnient comme si vous étiez des malfaiteurs, ils remarquent vos bonnes œuvres, et glorifient Dieu, au jour où il les visitera. »
[3] Le terme grec kletos utilisé ici signifie « invités ».
[4] « Et Abraham lui dit : S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader quand même quelqu’un des morts ressusciterait. » Luc 16.31
[5] Paul Wells est professeur de théologie systématique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence et éditeur de la revue.
[6] http://larevuereformee.net/articlerr/n239/le-role-de-l’ecriture-dans-l’identite-protestante-i-relativisme-et-biblicisme