Un regard utile sur l’anabaptisme
« Les Églises évangéliques de professants[1], qui se réclament à la fois des Réformateurs et des anabaptistes[2], se sentent parfois les enfants de parents divorcés. »[3]Nos pères ont partagé les doctrines fondamentales de la révélation biblique, mais leurs divergences ont été irréconciliables. Faut-il « réformer » ou « restituer » l’Église pour la gloire de Dieu ?
Notre héritage spirituel est complexe, parsemé d’épisodes douloureux. Aujourd’hui encore, les croyants oscillent entre des projets d’union et les tendances séparatistes. Comment éviter les pièges inhérents à chacune de ces orientations ?
Comme le souligne très justement le professeur Marc Lienhard[4], les débats à l’intérieur des mouvements anabaptistes rejoignent les tensions actuelles de nos Églises : « C’est aussi bien la question des rapports, entre vie communautaire et liberté individuelle que celle de l’herméneutique : comment lire et vivre les exigences du Sermon sur la montagne sans tomber dans un littéralisme qui pourrait être le contraire de l’amour ? »
Une Réforme inaboutie sur le plan ecclésiastique
Les aspirations profondes de la Réforme
Captif des seules paroles de Dieu et confronté à l’intransigeance de l’institution catholique, Luther formule une ecclésiologie alternative qui triomphe de l’excommunication romaine. Le fondement de l’Église ne consiste pas en la continuité d’un appareil hiérarchique, mais en la fidélité à l’Écriture. L’Église ne juge pas la Bible, elle est seconde par rapport au message transmis.
À l’instar du jeune Luther, les Réformateurs veulent recréer le modèle de l’Église primitive, sans égard pour le passé catholique, puisque Rome s’est manifestement éloignée de l’enseignement des Écritures. C’est par la Bible seule qu’il faut combattre les erreurs de doctrine. La Réforme est le retour au caractère normatif de la Bible. Va-t-elle réussir à changer l’Église ?
Les Églises magistérielles[5] et leurs limites
Au XVIe siècle, l’Église catholique est une institution fortement liée à la société et à l’État ; les Réformateurs, malgré leurs aspirations, n’ont pas réussi à rompre définitivement avec les formes religieuses et sociologiques de l’Église romaine. Sous la pression des événements et l’oppression des autorités, les Réformateurs ont abandonné leur plan initial. Au lieu de fonder une communauté évangélique, la Réforme a dégénéré en un mouvement politico-religieux, le lien entre les deux étant si fortement ancré dans les mentalités. La collaboration entre le pouvoir temporel et l’autorité ecclésiastique s’est faite au détriment du message révélé (cf. Marc 7.9).
Partout s’impose le principe de la nation-Église ; puisque tous sont baptisés, tous donc font partie de l’Église qui devient multitudiniste. Il faut saluer les constats lucides et douloureux de Luther: « Parmi mille (paroissiens) on trouve à peine un vrai chrétien. » « Nous ne sommes presque que des païens portant le nom de chrétiens. » « Je préférerais que les paysans, les bourgeois et la noblesse qui, à présent, abusent de l’Évangile, soient encore sous la papauté, ils ne sont pour l’Évangile qu’obstacle, honte et dommage. » Selon Emil Brunner, « la prétention de Calvin d’avoir reconstitué l’Ekklesia du Nouveau Testament n’est pas fondée. Très vite on assiste à une purification de l’Église et non à son recommencement ».[6]
La « restitution » ou comment retrouver l’Église du Nouveau Testament
Le siècle est ouvert aux innovations bibliques. Oui, il faut réformer l’Église, mais à quel rythme, jusqu’où peut-on aller ?
Plusieurs collaborateurs de Luther et de Zwingli désirent aller plus loin et rejettent la symbiose entre l’Église et l’État. Pour eux, l’Église n’est pas l’ensemble de la nation. L’Église de multitude est déchue et ils s’en détournent par crainte d’être contaminés par le « monde » et la tradition humaine. Ils rompent avec le corpus christianum pour revenir au modèle biblique, le corpus Christi qui a existé jusqu’au IVe siècle. On peut opposer la reformatio des uns à la restitutio des autres.
L’une des caractéristiques de certains mouvements est leur insistance sur la conversion personnelle et réelle. Dans ces assemblées de rachetés, la nouvelle naissance de chaque chrétien par le Saint-Esprit se traduit extérieurement par le baptême conscient et par les fruits d’une vie régénérée au quotidien. Ils veulent transplanter les caractéristiques du christianisme primitif directement dans la réalité contemporaine. C’est la naissance au XVIe siècle de l’Église de professants.
Les débordements de l’anabaptisme révolutionnaire et messianique
Le mouvement de « restitution » de l’Église primitive a émergé quasi simultanément du nord de l’Europe jusqu’au sud des Alpes, et de l’Alsace jusqu’en Moravie.
Cette réalité bigarrée ne forme pas, loin s’en faut, un ensemble homogène : il n’y a pas d’unité profonde car les divergences ont plus de poids que les convergences. Il se répartit en de nombreuses tendances : on y trouve certes des « rebaptiseurs » mais aussi des spiritualistes, des illuminés, des révolutionnaires ou encore des antitrinitaires[7]. Et les frontières sont poreuses.
Beaucoup s’abreuvent aux courants mystiques catholiques des siècles précédents[8]. L’idéal pour restituer l’Église pure se fonde sur plusieurs modèles bibliques : la restauration de l’Israël des patriarches (A.T.), le retour à l’Église primitive (Les Actes des Apôtres, les Épîtres) ou l’instauration du millénium (Apocalypse). Luther les exècre tous et Calvin n’a que profond mépris pour cette « vermine ».
Les troubles de Wittenberg : les prophètes de Zwickau, Karlstadt et les Enthousiastes
En Saxe, Nicholas Storch joue un rôle dévastateur. Il prétend que Dieu lui parle par des visions et des rêves. Survient l’apparition de l’archange Gabriel qui lui demande de prendre la tête de l’« Église des Élus ». Il nomme douze apôtres et soixante-douze disciples pour lutter contre l’Église catholique corrompue. Tous, y compris les Réformateurs, sont alors persuadés de vivre les temps de la fin, mais ces visionnaires annoncent que le retour du Christ est imminent.
À Wittenberg, là où la Réforme a commencé, alors que Luther est retenu à la Wartbourg, leurs prophéties et leurs connaissances bibliques impressionnent vivement les principaux collaborateurs du Réformateur.
Andreas Bodenstein, dit Karlstadt, collègue et ami de Luther, se propulse hardiment à la pointe du mouvement de réforme radicale à Wittenberg. Le mariage des prêtres est rendu obligatoire. Il faut supprimer tout ce qui est contraire à la foi (la messe comprise comme un sacrifice, etc.) avant que la Parole n’ait convaincu les fidèles. Il conteste le baptême des nourrissons, doute de la présence réelle du Christ dans la cène et se lance dans une série d’épisodes iconoclastes. Il attribue à l’Écriture une importance secondaire et insiste sur le rôle de l’Esprit qui transforme et « déifie » graduellement et intérieurement le croyant.
En mars 1522, Luther quitte précipitamment la Wartbourg pour expulser ces Schwärmer (Enthousiastes) qui préfèrent les mouvements intérieurs de l’Esprit à l’autorité de l’Écriture et qui veulent établir des communautés de laïcs libres. L’illuminisme piétiste de Karlstadt nuira énormément aux innovations bibliques et à la formation d’Églises de professants. Luther sera dorénavant très réactif face à toute évolution qui lui rappellera Karlstadt et les prophètes de Zwickau.
Thomas Müntzer ou la théocratie révolutionnaire
En 1520, pour pallier la pénurie en ministres, Luther nomme Müntzer pasteur de Zwickau. L’ancien prêtre rallié à la Réforme est un homme exalté et violent. À son tour, il se proclame prophète de Dieu et s’applique le verset de Luc 4.18 : « L’Esprit du Seigneur est sur moi. » Selon lui, tous les croyants peuvent entendre la voix de Dieu, par des songes ou des visions, sans lire ou écouter la Bible.
Il veut séparer les élus des impies (le bon grain de l’ivraie) pour établir une théocratie radicale et égalitaire. Il pille les couvents et détruit les châteaux, au bénéfice du « petit peuple si misérable ». Il faut user du glaive contre les ennemis de l’Évangile. Son lien avec l’anabaptisme semble bien ténu : il a critiqué le baptême des enfants mais n’a jamais pratiqué le baptême des adultes.
À partir de 1524, une grande insurrection rurale, conduite par ces prophètes, pousse les revendications beaucoup plus loin. On espère rénover la vie sociale et politique selon un modèle biblique. Toute l’Allemagne est sillonnée par des bandes de paysans en furie, partout le sang coule. La répression des princes est terrible. Les hordes paysannes sont taillées en pièces, Müntzer est cruellement torturé et finit décapité. C’est l’échec du mouvement communal et révolutionnaire de la guerre des paysans (1525).
Melchior Hoffmann : visions et prophéties apocalyptiques
Toujours en manque de pasteurs, Luther recommande Melchior Hoffmann comme prédicateur laïc. Fourreur-pelletier, ayant de solides connaissances bibliques et lecteur des mystiques, Hoffmann voyage beaucoup pour des raisons professionnelles. Partout il répand la Réforme par ses sermons enflammés poussant à la destruction des images, des statues et des reliques. Il établit des Églises dans les pays baltes et scandinaves, en Rhénanie et aux Pays-Bas.
À la suite de visions, il se prend bientôt pour le « Nouvel Élie ». Il est à l’origine de l’anabaptisme spiritualiste dans le nord de l’Europe qui exalte la « parole intérieure », le messianisme, les prophéties. Il prédit la fin du monde pour 1533 et désigne Strasbourg comme la « Nouvelle Jérusalem » où il sera à la tête des 144 000 élus, marqués par l’Esprit.
Les spéculations du « mauvais génie » de l’anabaptisme serviront de support idéologique à divers groupes apocalyptiques, les Melchiorites. Hoffmann est un pacifiste convaincu, mais ses disciples n’hésiteront pas à recourir à l’épée pour conquérir le Royaume.
Le « Royaume de Dieu à Münster »
En 1533, Bernard Rothmann introduit la Réforme à Münster, en Allemagne. Puis il se convertit à l’anabaptisme hoffmannien, refusant dès lors le baptême des enfants. En 1534, la ville passe sous le contrôle des émigrés anabaptistes illuminés, chassés des Pays-Bas ou d’autres régions en Allemagne.
Jan Matthijs est l’un des ardents partisans de Hoffmann. Jeune boulanger d’Harlem, il réussit, par son charisme et ses visions sur l’imminence de la parousie, à entraîner des convertis en Westphalie. Certes, Hoffmann s’est trompé de date et de lieu (Strasbourg), mais le Christ reviendra pour régner à Münster, la future « Jérusalem céleste » ! En attendant, ils forment la sainte armée qui l’aidera à détruire les impies. La propriété et l’argent sont supprimés au profit d’une totale communauté des biens.
Après sa mort lors d’un combat sous les murs de la cité en 1534, c’est son successeur Jean de Leyde qui se proclame « Roi de justice de la nouvelle Sion ». Tyrannique, il instaure une théocratie fondée sur une lecture de l’A.T. et inspirée également par le millénarisme de Thomas Müntzer. Il veut anéantir le monde pécheur par les armes et institue la polygamie. Le scandale est retentissant. Le long siège de Münster par les troupes du prince-évêque et des princes protestants se termine dans un affreux bain de sang.
Fruits amers
Les anabaptistes sont détestés des catholiques et des protestants. La cause anabaptiste sera discréditée durant des siècles, la mémoire collective européenne retiendra l’effondrement du « Royaume anabaptiste de Münster ». Bien sûr, les catholiques imputent cette évolution dramatique à Luther.
Après ces événements, Luther, consterné, juge nécessaire l’intervention de l’autorité civile. Les princes territoriaux réforment leurs États et gouvernent l’Église de multitude comme des « évêques suprêmes ». Menacé par le catholicisme et débordé par l’illuminisme, Luther en est venu à rétablir la plupart des erreurs qu’il avait lui-même combattues. Les Réformateurs ont été empêchés de constituer la « vraie » Église avec de « vrais » chrétiens. C’est sans doute le grand drame de la Réforme.
Dans cette actualité chahutée et confuse, les Réformateurs se désolidarisent avec vigueur des anabaptistes séditieux et novateurs et attaquent maintes fois des arguments théologiques présumés. Refuser le baptême des enfants sous le prétexte qu’on ne naît pas chrétien mais qu’on le devient par la conversion à Jésus-Christ est un credo jugé révolutionnaire. Le « rebaptême » est un délit puni de mort. Désormais le refus de la Confession de foi dans une ville est assimilé à un geste de désobéissance civile. À partir de 1530, Luther approuve la mise à mort de tous ceux qui contredisent sa doctrine, conducteurs et fidèles anabaptistes.
Les protestants sont ainsi responsables (avec les catholiques) du martyre d’innombrables enfants de Dieu, abusivement amalgamés avec les illuminés violents et les extrémistes de tout poil.
III. L’émergence de l’anabaptisme pacifique
Un anabaptisme pacifique perce dans les années 1520-1530, avant et parallèlement à ces courants violents. Ses ennemis insinuent qu’il n’est qu’un repli stratégique imposé par les échecs et les scandales de l’anabaptisme guerrier. Selon eux, ces fanatiques « assagis » resteraient redoutables. D’où la poursuite des persécutions.
Le baptême des enfants symbolise la mainmise des États et des Églises sur la vie privée et publique du peuple. Le baptême des adultes a un caractère singulièrement « moderne » au XVIe siècle. S’y rattache cette quête radicale : Comment vivre sa foi hors du monde et libre du pouvoir temporel ?
Malgré un fond doctrinal biblique commun, les divisions internes de l’anabaptisme pacifique sont nombreuses. Pour faire simple, on peut distinguer trois grands mouvements : les « Frères suisses », les houttériens et les mennonites.
Les « Frères suisses » et les Allemands du sud
À Zurich, les autorités civiles maintiennent l’Église d’État, réformée par Zwingli, dans la rigoureuse dépendance du magistrat.
Trois amis de Zwingli (Grebel, Mantz et Blaurock) pressent le Réformateur de s’engager dans la voie d’une réforme plus radicale. Mais Zwingli a peur que le Conseil de Zürich réprime les innovations et redoute aussi qu’enseigner la nullité du baptême des enfants vide en fait l’Église dans laquelle il a commencé d’accomplir son œuvre de Réforme. La pensée du Réformateur évolue vers une Église plus proche des institutions de l’A.T. que du N.T.
Alors que Zwingli et ses collègues célèbrent encore la messe jusqu’au jour de Pâques1525, les Frères se réunissent en maints endroits pour l’étude de la Bible, la prière et la célébration de la cène entre eux. Le « serviteur » est choisi dans l’assemblée et prêche en langue vulgaire. Les dissidents officialisent la naissance de la première Église indépendante de l’État et le pluralisme religieux. Le conflit avec le Conseil de Zürich devient inévitable car la base même de la civilisation chrétienne est remise en cause.
Dans le choc frontal entre le protestantisme de choix (sans l’aide de l’autorité) et le protestantisme de masse, à Zurich, la violence est du côté des Réformateurs. Mantz meurt martyr, noyé, supplice réservé à tous les anabaptistes obstinés : « Par l’eau il a péché, par l’eau il doit être puni. »
Les Frères doivent fuir les poursuites et la persécution. Peu à peu tous les chefs anabaptistes de la première heure vont disparaître, torturés, brûlés ou noyés. Cette vague déferlante de persécutions sanglantes renforce aux yeux des victimes la nécessité de la séparation entre un monde puissant, agressif et violent et l’Église persécutée, humble et pacifique. Au prix d’un durcissement doctrinal.
Michaël Sattler contribue à organiser les communautés de confessants. En participant activement à la première définition systématique de la doctrine anabaptiste (la Confession de Schleitheim de 1527). L’Église y est décrite comme une communauté volontaire, unie pour suivre le Christ, strictement séparée de la société et du monde déchu. Pour certains Réformateurs, ce repli radical au sein d’une communauté locale s’apparente à un retour au monachisme. L’intransigeance des anabaptistes fait vite polémique. Leur désintérêt pour le maintien de l’ordre politique et social passe aux yeux des autorités pour de l’anarchie et rappelle fâcheusement certaines aspirations de la guerre des paysans. Il faut sévir. En 1527, Sattler est torturé et brûlé et sa femme noyée.
Les Frères mettent l’accent sur le baptême et la discipline au sein de l’Église. Les baptisés doivent se soumettre à des règles strictes pour conserver une éthique rigoureuse. La pureté des croyances et des pratiques est nécessaire pour pouvoir rompre et manger le même pain et boire de la même coupe. Les Frères prônent la séparation complète du monde, y compris des institutions politiques et des Églises magistérielles protestantes qui « sont des vaines abominations devant Dieu ». Leurs interdits incluent le refus de prendre les armes (réaction à la révolte des paysans), la non-violence et le refus de tout serment. Un chrétien ne saurait être magistrat ni occuper un emploi civil.
La ferme volonté d’être conforme en tous points au Christ, l’obéissance littérale à la Bible et la discipline sans amour favorisent le légalisme. Le rigorisme conduit à l’oppression. On a tendance à juger les actes extérieurs par rapport au code imposé. Le moralisme risque de prendre le pas sur la foi vivante.
Le sectarisme des Frères ne doit pas être détaché du contexte de diabolisation générale et de persécution inouïe qui les frappent alors. Mais le poids des événements dramatiques n’explique pas tout. Les convictions extrêmes des anabaptistes suisses et alémaniques reposent aussi sur l’attente imminente du jugement de Dieu et de la fin des temps. Le salut est dans une vie communautaire exclusive. Cet aspect radical va enfermer les anabaptistes dans un repli social jusqu’au ghetto.
Le communautarisme rédempteur
Les houttériens (ou houttérites) ont beaucoup de points communs avec les « Frères suisses », mais les circonstances et la forte personnalité de leurs chefs vont produire une lecture nouvelle des textes fondateurs. Hans Hut est un proche ami de Thomas Müntzer. À la suite de la fin désastreuse de l’insurrection paysanne, il renonce à la violence et rejoint l’enseignement des Suisses mais il garde sa tournure mystique et apocalyptique. Pour échapper aux persécutions religieuses, plusieurs centaines d’anabaptistes germanophones et non-violents trouvent refuge en Moravie (actuelle République tchèque), où ils sont tolérés par certains nobles.
Leur dénuement est tel qu’ils en viennent à partager leurs maigres biens, suivant l’exemple des premiers chrétiens (Act 2.42-47 ; 4.34-35). Les houttériens évoluent vers une mise en commun de la propriété et de la production constante et obligatoire. Leur « communauté des biens » implique une vie quotidienne commune (y compris repas et éducation des enfants) dans des fermes collectives ou phalanstères. Ils pensent rétablir un état paradisiaque utopique en détruisant chez chaque fidèle le désir égoïste de posséder.
Dévier les règles de la colonie revient à pécher contre Dieu lui-même et mène à la damnation. La parole des Anciens est assimilée à celle de Dieu, elle ne souffre aucune désobéissance. Cette pratique constitue en fait un nouveau cléricalisme, les croyants ne pouvant plus lire ni comprendre la Bible tout seuls. La vie communautaire prend une vertu rédemptrice et remplace l’œuvre unique du Christ.
Ce mode de vie particulier, leur prosélytisme et leur prospérité économique suscitent inévitablement la jalousie et d’autres persécutions. Ils doivent émigrer en Hongrie, en Roumanie, en Russie tzariste, aux États-Unis puis au Canada.
De la réorganisation de l’anabaptisme aux mennonites
Les autorités policières et religieuses font partout la chasse aux chefs anabaptistes. Des faux-frères et des erreurs doctrinales s’introduisent dans les assemblées, semant la confusion et les disputes. Le zèle se refroidit et l’on fréquente moins les réunions… À ce malaise s’ajoute très souvent une vive opposition entre Anciens et les rivalités entre les divers groupes.
Plusieurs hommes remarquables se lèvent alors : Scharnschlageret Marpeck protègent leurs Assemblées de la contagion du spiritualisme d’Hoffmann. Ils se heurtent également au littéralisme rigide et à la tendance légaliste des Suisses où le « faire » l’emporte sur l’acte de foi. Selon les deux amis, la discipline est nécessaire, mais elle doit être pratiquée dans un esprit de miséricorde pour l’amélioration et non pour la destruction. Marpeck avertit les houttériens que la foi est une décision personnelle et que la charité ne peut être imposée.
Après 1530, la plupart des dirigeants instruits de la première génération anabaptiste ont été exécutés, les communautés sont épuisées, les prédicateurs rares et souvent sans formation. Une sérieuse réorganisation du mouvement s’impose. Menno Simons en sera l’artisan.
Ancien prêtre d’Utrecht, converti en 1535, Menno, en plein scandale de Münster, écrit un traité contre les visions et les violences de Jean de Leyde, exhortant les Münstérites à revenir à l’enseignement du Christ. Ses livres sont largement distribués et lus ; partout ils contribuent à rétablir la cohésion des groupes anabaptistes en leur redonnant des bases dogmatiques exemptes de tout enthousiasme mystique, millénariste ou révolutionnaire. Son enseignement s’inscrit dans l’orthodoxie biblique.
Il regroupe les communautés locales sous la direction d’Anciens régionaux qu’il essaie de former avec clairvoyance. Leur influence s’étend sur les Pays-Bas, l’Allemagne du nord et la vallée du Rhin, et même en Suisse. Les Anciens les mieux formés, sorte de surintendants, se réunissent régulièrement pour traiter ensemble des difficultés. Mais l’importance accordée aux Anciens, réglant les problèmes entre eux par-dessus la tête de leurs communautés et imposant leurs vues par le moyen de l’excommunication stricte, ouvre hélas la voie à la cléricalisation.
Menno Simons veut éviter à l’anabaptisme de devenir semblable aux grandes Églises si tolérantes au péché. Il rejoint l’intransigeance du premier anabaptisme pacifique en mettant sur pied une discipline sévère : il défend une stricte séparation du pécheur d’avec l’assemblée et la famille. Celle-ci doit cesser toute relation avec l’excommunié et ne plus partager les repas avec lui ; les rapports entre époux sont interdits. Et les Frères ne peuvent plus avoir de contacts professionnels ou économiques avec le fautif… La discipline et l’organisation risquent de remplacer l’œuvre de l’Esprit.
Des divergences de vue sur l’application trop stricte de l’excommunication provoquent une scission au sein des assemblées en 1557. Peu avant sa mort en 1561, Menno Simons revient à des positions plus modérées et se reproche son intransigeance.
Peu à peu, l’ensemble de l’anabaptisme pacifique prend le nom de mennonisme (à l’exception des amish et des houttériens), par reconnaissance pour les qualités et l’œuvre de leur fondateur.
[1] On distingue les églises de « professants » (pour en faire partie, il est nécessaire de faire une confession de foi personnelle) des églises de « multitude » (pour en faire partie, il suffit d’être né dans une famille qui s’y rattache, voire d’être né dans un territoire dont c’est l’église nationale). (NDLR)
[2] Le terme d’ « anabaptiste » est formé à partir du grec ana signifiant « de nouveau » : les personnes ayant été baptisées bébé doivent se faire baptiser à nouveau une fois converties. L’appellation « anabaptiste » centre l’attention sur le seul baptême, en négligeant le reste de l’enseignement et de la doctrine de ces groupes.
[3]Cette constatation est empruntée à Jacques Blandenier,Martin Luther et Jean Calvin. Contrastes et ressemblances, Dossier Vivre 2, Éditions Je Sème et Excelsis. 2008, p. 9.
[4]Dans sa préface de l’ouvrage de Neal Blough,Christologie anabaptiste. Pilgram Marpeck et l’humanité du Christ, p. 14.
[5]George Williams est à l’origine du terme de « Réforme magistérielle » qu’il oppose à celui de « Réforme radicale ». Les Églises magistérielles sont les courants protestants restés volontairement dépendants des pouvoirs politiques (les « magistrats »).
[6] Emil Brunner,Le malentendu de l’Église, Éditions H. Messeiller, Neuchâtel, 1956, p. 128.
[7] Personnes qui nient le dogme de la Trinité.
[8]Maître Eckart (1260-1328), Suso (1295-1366), Tauler (v. 1300-1361), mouvement des Frères de la vie commune aux Pays-Bas, etc.