Victoires et misères des héros
Pourquoi certains chrétiens ont-ils une vie en apparence facile, sans épreuves, alors que d’autres accumulent les contretemps, les « coups du sort », les difficultés ? Cette question lancinante ne manque pas de surgir lorsque nous apprenons la nouvelle « tuile » qui arrive à tel de nos frères dans la foi, déjà largement éprouvé.
A cette interrogation, les trois premiers amis de Job avaient une réponse simpliste : si Job, autrefois si béni, subissait catastrophe sur catastrophe, c’est tout simplement parce qu’il y avait un péché caché dans sa vie. Job lui-même s’interrogeait sur les raisons de sa situation. C’est d’une logique imparable : si l’on est fidèle, on aura une vie facile, sans épreuve ; si l’on se détourne de Dieu, on connaîtra des circonstances douloureuses. Il est même relativement facile de trouver des textes bibliques à l’appui d’un tel raisonnement, comme celui-ci : « Tout ira bien pour ceux qui craignent Dieu » (Ecc 8.12)1.
Le psalmiste Asaph s’était heurté à la même difficulté. Il s’étonnait de la prospérité des méchants, alors que lui-même était éprouvé (Ps 73.3,12,13,16). Plus tard, il a compris qu’il ne fallait pas juger de la situation sur le court terme, mais en prenant en compte la destinée éternelle de chacun.
On peut aussi se poser la question inverse : pourquoi certains chrétiens sont-ils durement persécutés, alors que d’autres jouissent d’une grande tranquillité, protégés par des lois favorables ? Paul ne dit-il pourtant pas que « tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ seront persécutés » (2 Tim 3.12) ? Cela signifie-t-il, par exemple, que nous, chrétiens occidentaux, ne sommes pas fidèles ?
Un des textes les plus éclairants sur ce sujet difficile se trouve à la fin du chapitre 11 de l’épître aux Hébreux. Après avoir analysé rapidement cette portion, nous prendrons deux illustrations dans l’A.T. et deux dans le N.T. avant de livrer quelques pistes de réflexion.
Deux catégories de héros
L’auteur de l’épître aux Hébreux brosse au ch. 11 un panorama grandiose de la vie de la foi, à travers des héros de Dieu, afin d’encourager ses destinataires. Mais, après avoir évoqué des grands hommes (et femmes) de foi du Pentateuque et du livre de Josué (Abel, Hénoc, Noé, Abraham, Sara, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Rahab, v. 4-31), la place lui manque pour développer son sujet. Aussi se contente-t-il de donner une liste rapide de six personnages fameux des Juges et du livre de Samuel ; puis, après avoir mentionné globalement les prophètes, il dresse une liste d’actions d’éclat : vaincre des rois, fermer la gueule des lions, guérir de graves maladies, gagner des batailles (v. 33-35a)… Quels héros ! Quels exploits ! Et, immédiatement, plusieurs récits de grands hommes de l’A.T. nous reviennent en mémoire : les trois jeunes hébreux dans la fournaise, Daniel dans la fosse aux lions, Elie échappant à l’épée de Jézabel, Ezéchias guéri de sa maladie, Elisée ressuscitant le fils de la Sunamite…
Mais l’auteur continue en donnant une seconde liste, beaucoup plus surprenante (v. 35b-38) : des hommes et des femmes torturés, errants, égorgés, lapidés, emprisonnés… Que viennent faire dans ce contexte, ceux qu’on appellerait volontiers aujourd’hui des « loosers » ?
Pourtant, selon Dieu, ces derniers sont, tout autant que les premiers, des héros de la foi. Le terme grec utilisé pour « d’autres » est précis : ce sont des personnes de la même nature, sans différence qualitative avec les premières2 . Vainqueurs et vaincus, ils ont tous « reçu un témoignage par le moyen de la foi » (v. 39). Un Esaïe, mort scié en deux dans un tronc d’arbre, selon la tradition juive, un Michée souffleté pour être resté fidèle (1 Rois 22), un Zacharie lapidé sous Joas (2 Chr 24), de nombreux Juifs fidèles sous Antiochus Epiphane dont les épreuves sont rapportées dans les livres apocryphes des Maccabées, sont tout aussi dignes de figurer dans ce panthéon de la foi. La foi ne se caractérise ni par le fait d’échapper au tranchant de l’épée (v. 34), ni par le fait de mourir sous une épée (v. 37) : elle est avant tout l’attitude du cœur qui se confie en Dieu, dans les jours de succès comme de défaite apparente.
Deux exemples de l’A.T.
Pour préciser ce paradoxe, prenons deux hommes fidèles de l’A.T., en partie contemporains, Daniel et Jérémie :
– Daniel a été un homme particulièrement béni. Déporté dans le premier groupe amené par Nebucadnetsar en Babylonie, il y prospère jusqu’à devenir une sorte de Premier ministre. Il est d’une santé étonnante ; il reçoit de la part de Dieu une sagesse extraordinaire ; il est capable d’interpréter des songes et des messages difficiles ; ses interprétations, pourtant parfois dures, sont bien acceptées des monarques qu’il sert ; il va même jusqu’à « fermer la gueule des lions ». Assurément, il a une place de premier choix dans la liste des héros.
– Jérémie, au contraire, accumule les épreuves. Son message n’est pas reçu ; il est l’objet de complots ; il fait plusieurs séjours en prison ; à peine achevé, le manuscrit de ses oracles est détruit. Pour lui, point de palais somptueux, point de mets raffinés, mais la boue infâme de la citerne de la cour de la prison (Jér 38.6).
Cela voudrait-il dire que Daniel était plus fidèle à son Dieu que Jérémie ? Rien dans l’Ecriture ne permet d’étayer semblable supposition. Ces deux serviteurs, chacun à sa place, là où Dieu avait jugé bon de les mettre, sont restés fidèles, pieux et consacrés. Que ce soit dans l’opulence de la cour du plus grand monarque de l’époque ou dans l’humiliation de la prison d’une ville assiégée, ils ont servi Dieu, conformément à ce qu’il demandait d’eux. Persécuté et rejeté comme Jérémie ou préservé et honoré comme Daniel, ils sont tous les deux des héros de la foi que la Parole de Dieu se plaît à honorer.
Deux exemples du N.T.
Un récit du livre des Actes ne manque pas de nous intriguer : « Vers le même temps, le roi Hérode se mit à maltraiter quelques membres de l’église, et il fit mourir par l’épée Jacques, frère de Jean. Voyant que cela était agréable aux Juifs, il fit encore arrêter Pierre. » (Act 12.1-3) Mais, miraculeusement, Pierre est délivré de prison par un ange et échappe au sort de son co-disciple Jacques.
Etrange différence, alors que le parcours des deux hommes avait été jusque-là très parallèle : tous deux faisaient partie des disciples de la première heure, ayant été appelés alors qu’ils pêchaient en mer de Galilée. Tous deux avaient partagé des moments uniques avec le Seigneur Jésus, dans la chambre de la fille de Jaïrus, sur la montagne de la transfiguration ou au jardin de Gethsémané3 . Alors pourquoi Jacques doit-il mourir si jeune ? Ses expériences particulières avec Jésus n’auraient-elles pas été utiles à l’Eglise ? A quoi bon ce martyre ?
L’un d’eux était-il plus fidèle que l’autre ? Si c’était le cas, le choix se porterait plutôt sur Jacques. Si le Seigneur a dû parfois le reprendre (Luc 9.55 ; Marc 10.38), c’est en tout cas moins souvent que Pierre. De plus, Jacques a abandonné Jésus à Gethsémané, comme tous les autres disciples, mais il n’a pas renié ouvertement son Seigneur comme Pierre l’a fait à trois reprises. Sachons-nous incliner devant la souveraineté de Dieu.
Des applications pour nous
1. Ne pas juger nos frères selon leur succès apparent : Nous sommes souvent prompts à jauger la qualité de la vie chrétienne (la nôtre ou celle de nos frères et sœurs) à l’aune du succès : tel croyant a été guéri d’un cancer a priori incurable ; tel autre a été le moyen de dizaines de conversions ; un autre voit ses affaires prospérer… C’est normal : n’est-il pas écrit : « Le juste prospérera » (Es 3.10) ? Et pour nous, que nous le reconnaissions ou pas, le « bien » se mesure d’abord dans cette vie.
Dieu, dans sa providence, n’a pas promis de garantir les siens contre les malheurs que connaissent tous les hommes ; bien au contraire, il annonce plutôt des souffrances particulières pour ses fidèles (Act 14.22). La Bible annonce davantage pour aujourd’hui l’échec que la réussite. Perdre avec Dieu (du moins à l’estimation de l’homme) est un succès bien plus éclatant de la foi que de gagner, même avec lui. En effet, le vainqueur d’aujourd’hui n’a-t-il pas déjà une partie de sa récompense ici-bas ?
2. Rechercher une « meilleure résurrection » : Parmi les « héros malheureux » d’Hébreux 11, certains n’ont pas accepté la délivrance « afin d’obtenir une meilleure résurrection » (v. 35b). Il est parfois possible d’atténuer, voire de changer, des circonstances adverses en acceptant des compromis. C’est ce que les inquisiteurs proposaient autrefois aux croyants fidèles. Mais ceux qui ont refusé d’être délivrés du bûcher ou des galères auront une part spéciale dans la résurrection : les portes du « royaume éternel de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ » leur seront plus largement ouvertes (2 Pi 1.11). Dans ce sens, leur résurrection sera « meilleure »4 que celle qu’ils auraient connue s’ils avaient cédé.
Nous aussi, même si nous ne sommes pas placés devant des choix aussi radicaux, refusons le chemin de la facilité et ayons devant nous la récompense éternelle que le Seigneur promet aux vainqueurs qui persévèrent jusqu’au bout, malgré les difficultés.
3. Penser à la joie commune qui est devant : L’auteur de l’épître aux Hébreux termine son développement en affirmant que tous, héros vainqueurs ou héros vaincus, n’ont pas « obtenu ce qui était promis » (v. 39b) et ne sont pas parvenus à la perfection. Jésus, celui qui nous trace le chemin vers la gloire, lui, y est arrivé (12.1-3).
Aussi, quand parfois nous avons l’impression d’aller de revers en déconvenues, ne perdons pas courage : la perfection est devant nous et le Seigneur sera glorifié un jour dans la vie de tels « héros ».
1L’examen précis du contexte de ces versets permet souvent d’en préciser la portée et limite l’apparente contradiction avec d’autres textes. Par exemple, pour ce verset-ci, le début du verset indique bien qu’un pécheur peut faire le mal cent fois tout en prolongeant ses jours.
2Le grec dispose en effet de deux termes traduits indistinctement en français par « autres » : allos indique une distinction numérique d’objets de même caractère, tandis que heteros indique généralement une distinction générique, de nature (cf. W.E. Vine, Complete expository dictionary of Old and New Testament words, p. 451). On peut illustrer ce distinguo par l’exemple suivant : si à la question : « Voulez-vous encore une boisson ? », je réponds : « J’en voudrais bien une autre (allos) », cela signifie que je veux un deuxième verre de la même boisson ; sinon, « J’en voudrais bien une autre (heteros) », cela signifie que je veux changer de boisson.
3Il existe peut-être une quatrième situation qui a rapproché ces deux disciples. Paul mentionne en 1 Cor 15 deux apparitions particulières de Christ ressuscité à Céphas (i.e. Pierre) et à Jacques. L’identification de ce dernier n’est pas sûre, mais il n’est pas impossible qu’il s’agisse du frère de Jean. Jésus l’aurait rencontré spécifiquement, peut-être pour le préparer à son martyre.
4« Meilleur » est un terme caractéristique de l’épître aux Hébreux. D’un point de vue dispensationaliste, la période chrétienne introduit dans un nouvel ordre, meilleur que celui de la loi. Plus généralement, cette lettre indique que le « meilleur » n’est pas encore pleinement arrivé et reste devant nous. C’est ce côté que présente particulièrement la dernière