Aller vers ceux qui se portent mal
Un message au cœur de la Bible
L’intérêt porté au pauvre, à l’orphelin, à la veuve, à l’étranger, constitue une interpellation permanente dans l’Ancien Testament, et forme plus particulièrement le cœur du message prophétique. Face à la religiosité, face à un attachement scrupuleux à la lettre de la loi divine qui en faisait oublier la compassion dont elle est porteuse, face à l’individualisme froid ou au laisser-aller, les prophètes répètent que Dieu ne réclame ni offrandes ni sacrifices, mais un cœur sensible au démuni. Ce message résonne dans notre actualité et interroge le chrétien sur la réalité de son engagement vers l’action sociale.
Le Nouveau Testament nous situe au cœur même de la problématique en montrant la vie très modeste de Jésus, proche des gens simples. Dans sa compagnie, l’habitude était de se « soucier des pauvres », ce qui fut ensuite une des préoccupations des premiers chrétiens (cf. Actes et Épîtres). Jacques affirme que « la religion authentique et pure consiste à aider les orphelins et les veuves dans leurs détresses » (Jac 1.27). L’Évangile invite à s’approcher des démunis dans une attitude sans calcul, comme reflet de la bonté divine dans son caractère de gratuité. Il ne s’agit pas d’une méthode pour évangéliser, mais d’un intérêt sincère pour autrui dans toute sa dimension.
Le Nouveau Testament appelle cela d’un terme devenu célèbre : le « verre d’eau froide ». Il propose une série de missions simples envers celui qui « a faim, qui a soif, qui est étranger, ou sans vêtements, ou malade ou en prison » (Matt 25). Nous pouvons trouver plusieurs exemples de secours apporté au voyageur ou à l’exilé dans la Bible, notre Seigneur lui-même ayant connu l’exil.
État des lieux
La priorité semble donc devoir aller vers le plus démuni, mais la détresse sociale s’étant beaucoup complexifiée et mondialisée, l’immensité des besoins peut laisser croire que toute intervention est dérisoire. L’aide durable envers tout souffrant n’est pas à notre portée, ni à celle d’un acteur isolé. La paupérisation relative des masses s’est accrue au cours de la seconde moitié du xxe siècle et la prolifération des inégalités est une réalité aux multiples visages. Une partie de l’humanité n’a accès ni à la nourriture indispensable à sa survie, ni à l’eau ni aux conditions d’hygiène élémentaire. Près de chez nous, le dénuement a pris la forme de la spirale de l’exclusion, la pauvreté se doublant de la perte du lien social dans une société paradoxalement toujours plus préoccupée de performance et de contrôle.
Mais l’Évangile ouvre d’autres perspectives, en suggérant d’être porteurs de lumière. « Une ville sur une montagne ne peut être cachée », elle sert donc de repère aux voyageurs, même si les habitants ne les croisent pas. L’action accomplie même à faible échelle a donc une portée que nous ignorons souvent, cela peut nous encourager à faire ce qui nous tient à cœur sans calculer. Les domaines d’action qui restent largement accessibles aux non professionnels sont très vastes, qu’il s’agisse d’accompagnement, de visite, d’aide aux démarches, de distribution alimentaire, d’accueil d’enfants ou de personnes âgées.
Dans ce contexte de solitudes et de détresses, la parole des Proverbes (24.12) retentit fortement : « Tu ne pourras pas dire que tu ne savais pas. » La présence des chrétiens est une urgence criante quand on connaît tant soit peu la vie de Celui dont ils se réclament. Loin d’être un mouvement politique ou sociologique en tant que tel, le christianisme a le pouvoir d’interroger, par le renversement des valeurs toujours surprenant qui le caractérise. Ainsi le plus faible, l’étranger, le pauvre, le « dernier », deviennent les « premiers », les objets d’une attention toute particulière. Leur situation ne leur confère pas une vertu en soi, mais représente une interpellation, comme autrefois Moïse pouvait le dire au peuple élu : « Il ne doit pas y avoir de pauvres parmi vous. » (Deut 15.4,11)
Et l’apôtre Paul n’hésitera pas à dire qu’une des motivations du travail, c’est de pouvoir donner à celui qui est dans le besoin (Éph 4.28).
Modes d’action, priorités et obstacles
Seul, il est toujours possible d’agir à petite dimension. Cependant le cadre d’une action d’église d’un service diaconal, d’une association, a le grand avantage de permettre de trouver des relais, d’échanger sur les besoins et les projets, d’offrir un soutien de prière. Les qualités bibliques du travail en équipe pourraient être largement évoquées. A ce propos il peut être également utile de rappeler que l’église n’est pas un lieu, mais des personnes animées par l’Esprit.
Le prochain est celui à qui l’on offre l’amour divin, mais aussi celui qui nous vient en aide, selon la célèbre parabole du Bon Samaritain. Cette réciprocité est à cultiver, à méditer, afin que notre action offre un espace de liberté et non pas un asservissement ou un assistanat. Dans son action, Jésus implique toujours le bénéficiaire. Les « autres », ce sont nos compagnons d’une humanité fragile et marquée pourtant du divin. L’action chrétienne devient alors un signe, comme lorsque Jean-Baptiste était invité à reconnaître le Messie parce que les gens étaient secourus dans leurs détresses et que la bonne nouvelle était annoncée aux pauvres (Mat 11.4,5 ; cf. aussi Luc 4.18).
Le partage de l’Évangile avec les exclus et les souffrants est possible si l’Évangile est envisagé comme ce qui crée du lien, de la relation, ce qui interroge et met en route. Notre prière et notre espoir est que nous soyons davantage préoccupés de rencontrer les gens et de les écouter que de chercher à les convaincre. L’Évangile se vit en premier par le décentrement de soi, qui s’appelle renoncement, et offre une ouverture. Un espace que l’autre peut utiliser pour penser Dieu.
La souffrance a pu considérablement éloigner les gens de toute idée de Dieu, et la restauration de la dignité humaine est dans tous les cas une priorité. Ce combat sera mené avec amour pour autrui, et notre confiance est que cet amour soit versé en nous au quotidien par l’Esprit (Rom. 5.5).
Cependant, malgré le désir de venir en aide, il peut être trop bouleversant pour certains — ou par moments — de s’approcher des détresses ; dans ce cas une formation, un soutien psychologique peuvent rendre service. La prière est également là pour nous rendre sensibles la présence et le souffle de Dieu.
Pour que notre vie de chrétien rayonne, elle doit être vécue honnêtement là où nos concitoyens l’attendent. Si le christianisme n’est pas un message « politiquement correct », les valeurs qu’il véhicule font malgré tout que la présence des chrétiens est attendue de façon simple et concrète au milieu de la vie des gens, et non pas dans la sobre et exacte observance d’une liturgie vite dépassée. Vingt siècles de christianisme ont créé dans la société des représentations tenaces de ce qu’est l’Église, et elle-même ne se préoccupe pas toujours de la façon dont elle sera perçue. Dans le contexte d’une post-modernité toujours changeante, une ouverture est plus que possible aujourd’hui. Elle sera féconde si nous acceptons de ne pas savoir a priori, de nous déprendre un peu de notre suffisance. Dans ce contexte, « aller vers les gens » est une urgence plus grande que d’appeler à soi, et ouvre la possibilité d’une rencontre.
Deux ouvrages pour aller plus loin
Jacques Blandenier, Les pauvres avec nous. La lutte contre la pauvreté selon la Bible et dans l’histoire de l’Église, Ligue pour la Lecture de la Bible, 2006.
Frédérick De Coninck, Agir, travailler, militer. Une théologie de l’action, Excelsis, 2006.