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Réponse de Francis A. Schaeffer à J.M. Berthoud

L’Abri, le 31 mars 1983


Cher Jean-Marc,

Je voudrais d’abord m’excuser de répondre si tardivement à votre lettre si pleine d’égards. Elle est arrivée juste après notre départ pour les Etats-Unis où Edith et moi-même avons donné une série de conférences.

J’ai lu votre lettre avec un grand intérêt et je suis très impressionné par votre argumentation. Il me semble que sur le fond nous sommes entièrement d’accord.

Dans le début sur le rôle précis joué par le christianisme dans la fondation des Etats-Unis, nous trouvons, en fait, trois éléments différents:

1) Il y a d’abord une fausse idée de ce qu’est la spiritualité. Cette erreur conduit les chrétiens à croire que tout intérêt pour le monde qui nous entoure et toute activité y relative, et cela plus particulièrement dans le domaine politique et civil, sont inévitablement suspects.

2) Plus inquiétante encore est l’apathie incroyable de la plupart des gens. Il ne faut surtout pas déranger les habitudes de nos concitoyens. Les chrétiens réagissent malheureusement de la même manière.

3) Et il existe une école d’historiens chrétiens qui défendent un point de vue peu équilibré.

La discussion actuelle implique plus spécialement ce troisième groupe. Ils sont cependant peu nombreux comparés à ceux qui ont été influencés par « A Christian Manifesto » ou d’autres écrits semblables et qui comprennent à quel point le Christ et les Ecritures ont influencé la culture, non seulement des Etats-Unis, mais de toute l’Europe du nord, ce qui inclut, bien sûr, la Suisse. Malheureusement, certains de ces derniers sont tombés dans une autre erreur. Ils ont, pour ainsi dire, baptisé toute l’histoire, et en particulier celle des pays protestants, du nom de chrétien. Ils ont en conséquence tendance à oublier que les fondateurs des Etats-Unis, par exemple, ou les chrétiens engagés dans les partis politiques en Angleterre au XIXe siècle n’ont pas toujours été ce qu’ils auraient dû être, pour la simple raison qu’ils n’étaient tout simplement pas des chrétiens. C’était le cas, par exemple, du déiste Jefferson. Mais il serait facile de démontrer que même un déiste comme Jefferson possédait une culture biblique que l’on trouve difficilement aujourd’hui.

Une autre faiblesse provenait du fait que ceux qui ont fondé les Etats-Unis avaient indubitablement une philosophie politique chrétienne beaucoup moins complète qu’un Abraham Kuyper (1). Ainsi, les historiens chrétiens de cette école ont tendance à comparer les théories politiques relativement peu élaborées des pères fondateurs des Etats-Unis à la pensée politique plus systématique d’Abraham Kuyper. En conséquence, ils réagissent très fortement, allant jusqu’à prétendre que dans la fondation des Etats-Unis toute influence chrétienne était absente. Lorsqu’on lit les écrits de ces historiens, on n’y trouve aucune indication de l’immense différence de fait entre les conséquences de la révolution américaine, qui partait d’un consensus chrétien général, et celle des Révolutions française ou russe, où l’influence de la pensée chrétienne était entièrement absente.

La gravité d’une telle position ne provient pas simplement d’une analyse théorique peu équilibrée, ce qui ne serait qu’un problème académique. Non, le résultat d’une telle attitude – tant aux Etats-Unis qu’en Europe, où de tels livres sont lus – est de diminuer l’immense différence entre la situation qui prévalait aux Etats-Unis et dans le nord de l’Europe il y a seulement quelques années, et la situation actuelle. Une telle attitude historique diminue l’énergie et le sens des responsabilités de ceux qui doivent affronter la situation que nous connaissons aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’une simple discussion théorique, mais d’une attitude dont les effets sont pernicieux, d’autant plus que cette interprétation de l’histoire tend à renforcer les deux autres aspects du problème: d’une part, il y a ce faux piétisme qui considère tout ce qui n’est pas « spirituel » comme suspect d’autre part, cette a pathie épouvantable des non-chrétiens aussi bien que des chrétiens eux-mêmes. A la lumière de cette situation, j’étais très heureux de lire votre analyse, qu’il m’a semblé important de poursuivre.

Cette interprétation mène à des résultats destructeurs dans des domaines où autant vous que moi-même avons été conduits à appeler les chrétiens à assumer toutes leurs responsabilités devant le Seigneur vivant, et cela dans tous les aspects de la vie il s’agit particulièrement de s’opposer à la terrible désintégration culturelle que nous constatons aujourd’hui. Pour prendre un exemple, dans le dernier numéro de la revue « His » publiée par l’lnter-Varsity Fellowship (2) aux Etats-Unis, nous trouvons un article intitulé: « Qui a peur de l’humaniste sécularisé? » En voici la conclusion: « Il nous faut tout simplement vivre comme nous le devons, utilisant nos dons pour assumer nos responsabilités de citoyens et de consommateurs chrétiens. Si nous le faisons, ce croque-mitaine qu’est l’humaniste sécularisé disparaîtra peut-être de lui-même ». L’article traitait constamment l’humaniste sécularisé de croque-mitaine. Il est évident que c’est tout le contraire qu’il nous faut. Nous savons bien qu’un immense effort est nécessaire pour amener les chrétiens à faire quelque chose, et voici qu’on les encourage à suivre leur petit bonhomme de chemin, espérant que le croque-mitaine disparaîtra de lui-même. Ce qu’il nous faut, c’est voir s’il nous est possible d’amener les chrétiens d’aujourd’hui à agir sur la place publique ou si leur apathie permettra une décomposition encore plus grande de notre culture, notre société et des autorités qui nous gouvernent.

Comme vous le savez, je me suis plusieurs fois référé à Witherspoon (4) dans mon livre. Quiconque se donne la peine de lire ses sermons, en particulier les sermons devant le Congrès continental (5), se rendra compte sans peine que sa pensée politique était beaucoup moins élaborée que celle d’un Kuyper. Mais il est impossible de ne pas remarquer également l’immense culture chrétienne non seulement d’un Witherpoon lui-même, mais des hommes auxquels il s’adressait et avec lesquels il travaillait. Pour ceux qui connaissent la puissance de ‘Evangile et la façon dont fonctionne l’intelligence humaine, il serait bien naïf d’imaginer qu’une telle prédication n’ait point porté de fruits. Le fruit en est évident quand nous comparons l’esprit de la révolution américaine à celui des lumières du XVIIIe siècle français.

Il est instructif de relever en passant que malgré le fait que la Hollande d’Abraham Kuyper pouvait se prévaloir d’une pensée politique chrétienne beaucoup plus élaborée, elle se trouve aujourd’hui dans un bien pire état que les Etats-Unis. Il serait utile de se demander pourquoi.

Certains historiens, non contents d’avoir fait disparaître toute influence chrétienne de l’histoire des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et d’autres pays, vont jusqu’à prétendre que la Réformation elle-même n’était rien d’autre qu’une des manifestations de l’esprit de révolte de la Renaissance contre toute autorité. On entre alors non seulement en contradiction avec la vérité historique, mais on s’oppose aussi à la vérité que Dieu ressuscita pendant la Réformation, et aux conséquences de cette réforme pour nos pays d’Europe du nord.

A la page 12 de votre lettre, vous écrivez que le « thème principal de l’histoire de l’Occident depuis 250 ans est celui de l’érosion graduelle de cette base chrétienne de nos diverses sociétés. » C’est cette affirmation-là que nient ces hommes.

Me référant à la fin de votre lettre, je dirais que la pensée de Witherspoon n’était, en fait, pas vraiment rationaliste, bien que, comme je l’ai déjà dit, sa réflexion politique n’était certainement pas aussi clairement développée que celle de Kuyper.

Que je termine cette lettre en disant à quel point j’ai été touché par la fin de la votre. Je suis heureux que mes travaux aient pu vous être utiles. Nous devons prier les uns pour les autres au fur et à mesure que nous avançons dans le combat qui est devant nous. Je suis vraiment reconnaissant de l’aide que j’ai pu vous apporter.

Edith se joint à moi pour vous envoyer, à Rosemarie et à vous-même, nos salutations les plus chaleureuses.


Dans l’Agneau,
Francis A. Schaeffer

1) Abraham Kuyper: théologien, philosophe et homme d’état hollandais (1837 – 1920).
2) Equivalent des G.B.U. (Groupes Bibliques Universitaires).
3) Université évangélique prés de Chicago.
4) John Witherspoon: président de ce qui est l’actuelle Princeton University (1723 – 1794).
5) Les Congrés continentaux furent les rassemblements des représentants des colonies américaines lors de la Guerre d’indépendance contre l’Angleterre.

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