Dossier: Europe
Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page

Europe, où vas-tu ?

Aux sources du christianisme européen

« Ayant été empêchés par le Saint-Esprit d’annoncer la parole dans l’Asie, [Paul, Silas et Timothée] traversèrent la Phrygie et le pays de Galatie. Arrivés près de la Mysie, ils se disposaient à entrer en Bythinie ; mais l’Esprit de Jésus ne le leur permit pas. Ils franchirent alors la Mysie, et descendirent à Troas. Pendant la nuit, Paul eut une vision : un Macédonien lui apparut, et lui fit cette prière : passe en Macédoine, secours-nous ! Après cette vision de Paul, nous cherchâmes aussitôt à nous rendre en Macédoine, concluant que le Seigneur nous appelait à y annoncer la bonne nouvelle. […] Nous allâmes à Philippes […] Nous parlâmes aux femmes qui étaient réunies (près d’une rivière). L’une d’elles, nommée Lydie, marchande de pourpre […] était une femme craignant Dieu et elle écoutait. Le Seigneur lui ouvrit le cœur pour qu’elle soit attentive à ce que disait Paul. Lorsqu’elle eut été baptisée, elle et sa famille, elle nous fit cette demande : Si vous me jugez fidèle au Seigneur, entrez dans ma maison. » Actes des Apôtres (16.6-15)

Ce passage des Écritures insiste de façon évidente sur l’intervention directe du Saint-Esprit — et donc de Dieu lui-même — sur les itinéraires d’évangélisation de l’apôtre Paul. C’est à l’évidence le Seigneur qui a choisi l’Europe plutôt que l’Asie pour constituer le pôle fondamental autour duquel s’est articulée l’histoire des nations durant près de deux millénaires. Il est intéressant de noter que le christianisme, plus ou moins profondément altéré selon les époques, a subsisté en Europe alors qu’il a disparu en grande partie en Turquie, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, régions qui pourtant ont été évangélisées autant que le Vieux Continent et, souvent même, avant lui. Il ne fait aucun doute que le Dieu trinitaire a, en vertu de ses desseins éternels, assigné une place particulière à l’Europe dans l’histoire de l’humanité. Cette réalité ne préjuge en rien des inversions historiques en cours qui voient des pays comme la Corée du Sud ou le Brésil compter une proportion de chrétiens nettement plus importante que la France. Mais elle témoigne que l’Europe continue à jouer un rôle absolument capital dans l’histoire, ne serait-ce qu’au travers de paradigmes1 issus de sa déchristianisation qu’elle réussit substantiellement à diffuser presque dans le monde entier.

Cette Europe au destin singulier se présente à l’observateur comme une réalité complexe. Mais sa principale caractéristique contemporaine consiste manifestement dans son intégration. Qui dit Europe aujourd’hui pense le plus souvent à l’Union européenne, à l’Europe des 25, construction institutionnelle à la fois politique et économique, super-état en devenir au travers d’un processus amorcé dès après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce processus d’approfondissement et d’élargissement de l’Europe ne constitue pas une « première », une espèce d’incongruité historique.

A. Les cinq unifications européennes historiques

Au cours de sa longue existence, l’Europe a déjà été unifiée à cinq reprises. Ces cinq unifications ont évidemment revêtu des extensions territoriales, des natures et des formes différentes. Elles ont eu pour théâtre l’Empire romain, l’Empire de Charlemagne, le Saint Empire romain germanique sous Charles Quint, l’Empire napol&eaeacute;onien et finalement le IIIe Reich. L’intégration européenne de notre temps constitue la sixième tentative d’unification du Vieux Continent.

B. L’Union européenne

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, une sixième unification européenne est donc en cours. Les historiens font remonter l’amorce du processus d’intégration européenne au 6 juin 1947, lorsque Winston Churchill proposa la création des États-Unis d’Europe (sans la Grande-Bretagne !), ou à la Conférence de La Haye de mai 1948 au cours de laquelle de nombreuses personnalités du monde politique et culturel proposèrent aux gouvernements européens de prendre des mesures propres à créer une Union européenne. Mais l’Europe unie trouve sa véritable origine institutionnelle dans le Traité de Rome, du 25 mars 1957, qui a donné naissance à la CEE (Communauté économique européenne) dont est directement issue l’Union Européenne (UE) actuelle. Depuis lors, l’UE n’a cessé de s’étendre — passant de 6 à 27 pays membres &##8212; et d’étendre ses prérogatives au détriment des États-nations membres. Ainsi, presque tous les pays membres de l’Europe des Quinze ont perdu un attribut aussi essentiel de la souveraineté nationale que l’émission et la régulation d’une monnaie nationale le 1er janvier 2002. Avec la nouvelle Constitution européenne, si elle entre en vigueur, les États membres perdront jusqu’à la faculté de définir de manière autonome une politique étrangère.

Voilà pour nos quelques brèves considérations relatives à l’Europe historique et présente.

Les risques totalitaires qui attendent l’Europe ne concernent pas un ou plusieurs pays spécifiques, car l’Europe de demain sera à coup sûr unifiée, l’intégration du Vieux Continent constituant un phénomène irréversible à l’horizon des prochaines décennies. L’unification de notre continent, Suisse comprise, est inéluctable pour au moins onze raisons :

1. L’internationalisation croissante de la plupart des activités humaines

La plupart des activités humaines, qu’elles soient politiques, économiques, sociales, culturelles, religieuses ou sportives présentent un caractère toujours plus transnational, tendance qui favorise manifestement l’unification européenne.

2. La généralisation des fusions

On s’en rend compte jour après jour en s’abreuvant des messages que véhiculent les médias et la majorité des élites européennes : il y a aujourd’hui prééminence de ce qui est fusionnel, unificateur, par rapport à ce qui divise. Les fusions d’entreprises se comptent par milliers. Ce qui divise, sans même présenter d’effets négatifs, à commencer par l’existence des États-nations, est perçu comme le vestige d’un monde ancien à répudier.

3. Le primat du libéralisme économique et de l’économie de marché

Le libéralisme économique et les principes de l’économie de marché commandent une logique et une rationalité économiques fondées sur la division internationale du travail, l’achat des biens et services là où ils sont les meilleurs marchés, fût-ce à l’étranger.

La logique économique implique la course au moindre coût de production et la chasse perpétuelle aux gains de productivité. Ces impératifs aboutissent souvent à des concentrations d’entreprises et à des accroissements de production qui ne peuvent s’écouler que sur le marché international, les marchés nationaux étant trop exigus. Toutes ces réalités convergent inéluctablement vers l’instauration d’un marché européen, et même mondial, de plus en plus unifié.

4. La forte imbrication des économies nationales les unes dans les autres, et l’accroissement du commerce international

Ces deux phénomènes résultent substantiellement de la logique économique évoquée ci-dessus. Ils ont très puissamment contribué à la nécessaire réalisation des libertés de circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes déjà pratiquée au niveau de l’UE. C’est non sans raison que J.-J. Rousseau a pu écrire, au XVIIIe siècle déjà, que les nations ne devaient pas commercer avec l’étranger si elles souhaitaient demeurer indépendantes. La famille politique des libéraux-nationalistes semble l’avoir oublié. Il n’est pas concevable de vouloir simultanément un libre-échangisme absolu et le maintien des États-nations sous leur forme actuelle.

5. Les nouvelles technologies de l’information

L’ordinateur est vraisemblablement l’innovation technologique la plus importante du dernier demi-siècle. Le développement prodigieux des nouvelles technologies de l’information rend la plupart des informations accessibles pratiquement à tous, à tout moment et en tout lieu. En matière d’information, les nouvelles technologies abolissent quasiment le temps et l’espace. Les ordinateurs sont de véritables machines à broyer les frontières. Sous nos yeux, la société de l’information se substitue à la société industrielle, comme cette dernière avait pris le relais des sociétés agraires à la fin du XVIIIe siècle. Les conséquences qui en résultent sont incommensurables. À ce sujet, David de Pury s’est exprimé avec perspicacité : « Les avantages et les inconvénients liés à un endroit précis deviennent caducs dans bien des cas. Le lieu perd dramatiquement de sa valeur dans cette société d’information généralisée. » Ces lieux qui perdent de leur valeur ne peuvent que nourrir les mouvements d’unification en cours sur notre continent.

6. Le développement exceptionnel des autres moyens de communication et des transports

Les innovations technologiques ont entraîné un développement remarquable des infrastructures et des moyens de transport. S’il n’y a pas de globalisation des marchés sans autoroutes de l’information, il n’y en a pas non plus sans autoroutes tout court. La perception subjective de l’espace a subi de profondes mutations, dans le sens d’un rapprochement de lieux considérés, il y a quelques décennies, comme éloignés. Ces rapprochements favorisent eux aussi l’effritement des frontières.

7. La gravité et le caractère transnational d’un certain nombre de fléaux

Depuis quelques décennies, divers fléaux ou développements socio-économiques lourds de virtualités négatives tels que les diverses atteintes à l’environnement, la drogue, le crime organisé, les migrations internationales, et bien d’autres présentent un caractère indubitablement transnational. Ce phénomène s’accentue jour après jour. Cette situation fait prendre conscience aux gouvernements et aux populations que seules des politiques et des mesures élaborées à un niveau supranational permettront de réduire, ou du moins d’endiguer, ces problèmes. Cette transnationalisation des difficultés contemporaines est pour beaucoup dans tous les processus d’unification politique. Les accords de Schengen et de Dublin, destinés notamment à mieux traquer le crime organisé et à réguler l’immigration dans les pays de l’UE, illustrent parfaitement cette évolution.

8. L’effondrement du communisme

La chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, a mis fin au monde bipolaire que nous connaissions depuis 1945. Cet événement occupe une place absolument centrale dans le processus d’unification européenne en cours. L’effondrement du régime communiste a permis une accélération de la construction européenne. Les bouleversements à l’Est ont fait prendre conscience à l’Europe que la place était désormais libre pour elle dans la course au rang de première puissance mondiale. Même si les États d’Europe occidentale ont été indépendants, démocratiques et libres après la Deuxième Guerre mondiale, ils subissaient de facto une espèce de tutelle discrète, ne possédant pas un arsenal atomique suffisant pour rivaliser sérieusement avec les États-Unis et l’URSS.

9. Les facteurs institutionnels

Les facteurs que nous venons de mentionner contribuent puissamment au renforcement des institutions européennes telles que la Commission, le Parlement ou la Cour européenne de justice. Évidemment qu’au travers d’un processus interactif, le développement de ces institutions conduit à une unification toujours plus forte des économies et des législations des pays membres de l’UE.

10. La pression diffuse exercée par les médias et les élites en faveur de l’unification européenne

Les populations sont partagées quant aux bienfaits escomptés ou proclamés de l’unification européenne. Une telle réticence apparaît moins au niveau des médias et des élites culturelles, politiques et économiques. À ce niveau prévalent de larges majorités, parfois même un unanimisme affiché en faveur de l’intégration du Vieux Continent. Il est indéniable que le travail d’influence des médias et leur manière, parfois inéquitable et abusive, de disqualifier intellectuellement celles et ceux qui pensent autrement, tendent à convaincre les peuples qu’il n’y a décidément pas d’autre option pour les pays que d’être unis à l’échelle européenne et de disparaître progressivement en tant qu’États-nations pour affronter les défis du XXIe siècle. Ici comme ailleurs, une espèce de pensée unique finit par tenir lieu de formateur de l’opinion publique.

11. Le sens de l’Histoire

Le christianisme biblique révèle très clairement un sens de l’Histoire. Nous croyons dès lors au sens d’une Histoire qui est partiellement déchiffrable. Le phénomène de l’intégration européenne est inscrit dans l’Histoire, non comme une fatalité, mais parce que les mentalités collectives actuelles ainsi que l’évolution de l’économie, de la politique, de la science et des technologies ne peuvent qu’y conduire. L’unification est aujourd’hui dans « l’air du temps » – ces mots rendent bien compte de la situation qui prévaut aujourd’hui — comme l’était au début du siècle l’avènement du communisme en Russie et dans les années 1930, l’émergence du IIIe Reich en Allemagne. Sans le dire explicitement et sans se réclamer d’aucune foi chrétienne, Jean-Claude Casanova, éditorialiste de l’hebdomadaire L’Express, croyait manifestement lui aussi à ce sens de l’Histoire en affirmant, au sujet de l’unification européenne, en 1990 déjà : « Certes, nous restons libres de choisir […] Mais l’issue est si évidente aujourd’hui que l’on peut dire que notre liberté n’est que la conscience de sa nécessité. »

C. Les risques totalitaires de l’Europe

L’Europe, dont Gonzague de Reynold (1880-1970) disait qu’elle était née impériale et qu’elle avait été créée pour être le globe, court vers son destin de Continent unifié et centralisé. La culture de cette Europe, les mentalités collectives qui se manifestent en son sein, les métamorphoses du rôle de l’État et du droit ainsi que les évolutions de la technologie et de l’économie font subir à notre continent d’incontestables risques totalitaires.

L’Histoire, mais aussi les démarches d’une philosophie politique appropriée — c’est-à-dire fondée sur une juste perception de la condition et de la nature humaines — montrent que les totalitarismes procèdent de la convergence de trois phénomènes fondamentaux clairement présents dans l’Europe contemporaine : le développement de structures néfastes favorables à l’irruption d’un totalitarisme ; l’émergence d’une culture qui est une idéologie prométhéenne2 humaniste hostile à Dieu, à l’ordre naturel des sociétés et à la véritable liberté de conscience et, finalement, l’impuissance progressive des institutions démocratiques à satisfaire les grands besoins sécuritaires des êtres humains, impuissance qui aboutit au syndrome de l’appel au sauveur. L’Histoire ne se reproduisant jamais à l’identique, les risques totalitaires de l’Europe s’enflent de surcroît de certaines spécificités propres à notre Continent. Faisons un rapide « état des lieux » de ce dernier.

1. Le développement de structures favorables au totalitarisme

La démocratie et les libertés individuelles ne se décrètent pas. Elles forment un régime politique ultimement issu du christianisme et de la Réforme. La démocratie et les libertés individuelles ne peuvent être maintenues qu’accompagnées d’importantes conditions protectrices dont l’existence d’États-nations disposant d’une véritable souveraineté, la limitation à la fois constitutionnelle, sociologique et économique du pouvoir étatique, une structure partiellement décentralisée du pouvoir étatique, la propriété privée, la liberté économique, le secret bancaire, l’existence de billets de banque anonymes, un certain pluralisme, la volonté du grand nombre de participer à la vie publique et l’absence de surveillance électronique excessive des personnes. Or, en Europe, quelques-unes de ces conditions protectrices de la démocratie et des libertés individuelles sont en train de s’effriter dangereusement.

2. La désagrégation de l’État-nation

Parmi les digues protectrices de la démocratie et des libertés individuelles, l’État-nation est aujourd’hui l’une des plus menacée en Europe. Ce phénomène est inquiétant, parce que, à l’instar des États, les nations ne résultent pas d’une simple évolution, ni d’un contrat. Comme l’aurait dit la philosophe Jeanne Hersch, les États ainsi que les nations représentent des faits de nature. N’hésitons pas à l’affirmer : l’existence de nations, séparées les unes des autres principalement par les langues, procède de la volonté de la grâce commune et du dessein historique de Dieu. Elles ont été instituées pour limiter la pleine expression de l’obscur désir prométhéen des hommes et pour entraver la formation d’un empire universel qui serait par essence totalitaire. La Bible relate cet épisode : « Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. […] Allons bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom. Et l’Éternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue. Maintenant rien ne les empêchera de faire tout ce qu’ils auraient projeté. Confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue les uns des autres. Et l’Éternel les dispersa loin de là, sur la face de toute la terre » (Gen 11.1-9). Suit la conséquence géopolitique de ce décret du Dieu de l’Histoire : « Le Très-Haut donna un héritage aux nations, quand il sépara les enfants des hommes, il fixa les limites des peuples » (Deut 32.8).

La division du monde en États-nations représente bien un principe de division salvateur, pour le temps et non pour l’éternité, en vue de préserver l’humanité des totalitarismes planétaires. La nature humaine étant ce qu’elle est, les mouvements trop unificateurs sont, par essence, tyranniques. Il n’y a pas de démocratie durable sans diversité protégée par des institutions substantiellement souveraines, distinctes les unes des autres.

Le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) avait déjà bien saisi les dangers d’un monde unifié dès la fin du XVIIIe siècle en écrivant ceci dans son livre Vers la paix perpétuelle : « L’idée du droit suppose la séparation de nombreux États voisins, indépendants les uns des autres, et bien qu’un tel état soit déjà en soi un état de guerre, celui-ci, d’après l’idée de la raison, vaut encore mieux que la fusion des États en une puissance dépassant les autres et se transformant en monarchie universelle. […] C’est cependant le désir de chaque État (ou de son chef suprême) de […] dominer autant que possible le monde entier. Mais la nature veut qu’il en soit tout autrement. Elle se sert de deux moyens pour empêcher les peuples de se mélanger et pour les séparer : la diversité des langues et des religions. »

On comprend mieux dès lors qu’en 1942, Goebbels, cet ennemi des libertés individuelles, ait dit, d’une manière aussi prophétique que satisfaite : « Je suis convaincu que dans cinquante ans d’ici, les gens ne penseront plus en terme de pays. »

3. L’effritement d’autres écrans protecteurs des libertés individuelles

La plupart de ces écrans sont en train de disparaître progressivement en Europe, mais aussi dans le monde entier, parce que progresse inexorablement l’extension technologique et spatiale du contrôle des activités et des pensées humaines. Le monde actuel rend les personnes de plus en plus dépendantes envers la société, les entreprises et l’État. Toutes les tendances lourdes conduisent à l’affaiblissement de l’autonomie matérielle et spirituelle des individus.

Incidemment, nous ajouterons que la substitution des cartes de paiement aux billets de banque est une condition nécessaire à l’accomplissement de cette prophétie spécifique des Écritures : « [La bête] fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçoivent une marque sur leur main droite ou sur le front, et que personne ne puisse acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom. » (Apoc 13.16-17)

Toutes ces évolutions montrent à l’évidence que les écrans protecteurs des libertés individuelles tels que la distance, la possibilité d’échapper à un œil inquisiteur ou l’inviolabilité de la sphère privée régressent fortement depuis une vingtaine d’années.

Tout homme lucide sait bien que les libertés individuelles sont étroitement liées à une sphère privée inviolable. Le grand libéral qu’était Benjamin Constant (1767-1830) l’a bien vu : « Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale ». Mais dans l’Union européenne dominée par les technocrates, qui se soucie encore de telles réflexions philosophiques ?

La possibilité et, plus encore, l’effectivité d’une surveillance électronique mondiale des personnes apparaissent dès lors comme un coup très grave porté à la pérennité des libertés individuelles qui ont fait la grandeur et la spécificité des démocraties occidentales.

4. L’émergence d’une pensée unique prométhéenne, antichrétienne et antilibérale

Tous les totalitarismes modernes se réfèrent à une conception du monde, à une idéologie. Le totalitarisme soviétique s’inspira du marxisme, le totalitarisme nazi du racisme. Évidemment, ces idéologies apparaissent et se développent dans les sociétés libres bien avant que ces dernières ne deviennent totalitaires. Quelle idéologie, déjà présente dans notre Europe encore substantiellement démocratique, pourrait-elle bien constituer le noyau d’un futur totalitarisme européen ?

Les esprits les plus perspicaces, les observateurs les plus lucides, les philosophes les plus attachés à la vérité et les chrétiens les plus habités par la faculté de discernement perçoivent aujourd’hui cette idéologie totalitaire dans la « pensée unique », une réalité à la fois intellectuelle et comportementale, réalité toujours plus pesante et contraignante bien que ses contours soient mal dessinés. Cette pensée unique paraît s’articuler autour des aspirations, des croyances, des mythes, des attitudes et des valeurs qui suivent.

D. Les composantes de la pensée unique

1. Tout d’abord, la volonté, en partie inconsciente mais farouche, des sociétés contemporaines de s’abstraire de la condition humaine et de nier la nature humaine. Le dessein de s’abstraire de la condition humaine explique les tentatives de l’humanité pour réaliser l’utopie d’un paradis terrestre dont seraient bannies la souffrance, les maladies, la pénibilité du travail, les contradictions et les limitations humaines, voire même la mort. Nier la nature humaine, c’est, entre autres, refuser de voir que l’origine du mal est en l’homme et non pas d’abord dans la société. En plaçant la source du mal à l’extérieur du cœur humain, notre culture entend confier à l’homme la mission de se sauver tout seul.

2. Une espèce d’agnosticisme panthéiste multiforme largement répandu, selon lequel Dieu, s’il existe, n’est en aucun cas le Dieu de l’Histoire révélé par l’Ancien et le Nouveau Testament, mais bien plutôt le Grand Psychologue qui nous comprend du haut de sa distante bienveillance. Sous un autre angle, le Dieu transcendant a fait place au Dieu immanent.

3. La quête d’une spiritualité irrationnelle et irréelle qui se manifeste par le goût pour les religions orientales, le surnaturel sous toutes ses formes, les tarots, les horoscopes et autres pourvoyeurs de tranquillité psychique éphémère.

4. La conviction qu’il n’y a pas de vérité absolue dans l’ordre spirituel, religieux, éthique et social, mais bien plutôt des vérités partielles, contingentes et provisoires, issues de la culture d’une époque. C’est le relativisme.

5. La très nette prééminence du dialogue, de la paix et du syncrétisme sur l’affirmation, la proclamation et la défense d’une vérité considérée comme absolue ou unique dans le domaine religieux, philosophique ou politique.

6. La quasi-divinisation d’un universalisme égalitaire qui refuse toute discrimination théologique, philosophique ou politique, même protectrice, fondée sur la nationalité, la religion, le sexe ou les orientations sexuelles. Le postulat de l’universalisme égalitaire débouche, de proche en proche, sur l’impératif du multiculturalisme. Il présente en outre de très grandes affinités avec le mondialisme culturel et politique de même qu’avec la diabolisation de l’État-nation.

7. Une tendance à affaiblir les distinctions divines ou naturelles entre sacré et profane, public et privé, homme et femme, adultes et enfants, dimanche et jours ouvrables.

8. La croyance que les êtres humains ne sont pas véritablement responsables de leurs comportements pathologiques, ces derniers étant imputables à l’environnement socio-culturel. Cette croyance détermine grandement l’attitude des tribunaux et des systèmes d’éducation.

9. Une conception de l’État qui veut affaiblir son rôle sécuritaire (respect du droit à l’intérieur, et défense contre les agressions extérieures), pour en faire le réparateur des effets de la décomposition morale.

10. Une nouvelle acception de la valeur de liberté qui voit dans cette dernière une libération à l’égard des contraintes et des tabous de toute nature plutôt que la garantie accordée aux personnes de pouvoir suivre les injonctions de leur conscience. C’est la liberté pulsionnelle qui se substitue à la liberté de conscience.

11. Une définition du bonheur entrevu comme un état de bien-être obtenu par la consommation de sensations physiques et psychiques.

12. Le matérialisme pragmatique et un rationalisme économique qui assignent aux résultats à court terme et au rapport général coût-bénéfice le rôle de critères premiers dans les décisions humaines. C’est le règne de l’utilitarisme.

13. En dépit d’un certain retour à la nature et aux mythes passéistes de l’âge d’or, la croyance majoritaire que la science et la technique constituent les principaux instruments de la résolution de presque tous les fléaux qui assaillent l’humanité.

E. Les implications totalitaires de la pensée unique

Que nous réservent les thèses et les prétentions arrogantes de la pensée unique, telles qu’elles se manifestent en Europe plus qu’ailleurs ? Allons à l’essentiel.

1. Un avenir dans les chemins tracés par les « Lumières » du XVIIIe siècle

La pensée unique ainsi que la plupart de ses composantes trouvent leur source historique principalement dans la philosophie des Lumières. Cette dernière est essentiellement fondée sur la raison, saluée comme la suprême faculté de l’homme. L’indépendance de l’homme relativement à son Dieu créateur constitue la quintessence des Lumières, qui incarnent ainsi un véritable humanisme empreint d’orgueil. Par la foi nouvelle et ardente qu’elles mettent en l’homme, les Lumières servent de référence idéale à toute aventure prométhéenne.

Sur les implications totalitaires du prométhéisme des Lumières, le philosophe chrétien Jean Brun a écrit des pages parfois éblouissantes. Partant de la juste observation que la conception prométhéenne de l’histoire chère à Hegel (1770-1831) et le prométhéisme technocratique cher à l’économie de marché visent à une maîtrise totale du temps et de l’espace, il conclut ainsi : « Le drame est que ce nouveau dieu (l’homme) décide, en tant que dieu, que tout lui est permis, puisque rien ne saurait se trouver au-dessus de lui, et qu’il est le libre créateur de normes toujours en devenir. On ne peut donc plus parler de Mal, non seulement parce que tout ‘a droit à la différence’, mais parce que le Mal doit être angélisé en tant que mal de croissance nécessaire à ce fructueux ‘travail du négatif’ célébré par Hegel. » Hegel lui-même déclare : « La Raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus, car les buts particuliers se perdent dans le but universel. » C’est ici la description parfaite des mécanismes intellectuels qui ont conduit les totalitarismes communiste et nazi à justifier le Goulag et la Shoah. Plus elles s’éloigneront de Dieu, plus nos sociétés risqueront de sombrer dans les mêmes dérives catastrophiques.

2. Le rejet de Dieu

Le rejet du Dieu transcendant incarné en Jésus-Christ et révélé au travers de la Bible, du droit naturel et de la conscience humaine constitue la marque commune de tous les totalitarismes. Le potentiel totalitaire le plus fondamental de la pensée unique réside dans les conséquences de son rejet toujours plus acharné et systématique du Dieu de l’Histoire. Lorsque Nietzsche (1844-1900) a proclamé la « mort » de Dieu, il ne s’est peut-être pas rendu compte que Dieu « avait depuis longtemps été remplacé par un sosie » fabriqué au XVIIIe siècle, comme le dit André Glücksmann. Mais avec une fulgurance quasi prophétique, Nietzsche a décrit les conséquences du rejet de Dieu mieux que ne sauraient le faire la plupart des chrétiens, dans ce passage célèbre du Gai savoir : « Le plus grand des événements récents — la « mort de Dieu », le fait, autrement dit, que la foi dans le dieu chrétien a été dépouillée de sa plausibilité — commence déjà à jeter ses premières ombres sur l’Europe. [….] Tout va s’effondrer maintenant que se trouve minée cette foi qui était la base, l’appui, le sol nourricier de tant de choses : toute la morale européenne entre autres détails. Nous devons désormais nous attendre à une longue suite, à une longue abondance de démolitions, de destructions, de ruines et de bouleversements. » Nietzsche ne se trompait pas. Les implications du refoulement et de l’évacuation de Dieu sont évidentes et parfois dramatiques. Elles n’en finissent pas de corroder les piliers de la civilisation occidentale et plus particulièrement de l’Europe.

Dostoïesvski avait raison : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » — entre autre : le mépris absolu des libertés individuelles et de la dignité humaine, quintessence du totalitarisme.

F. Le totalitarisme européen à la lumière des prophéties bibliques

Le chrétien dispose de l’avantage d’appréhender les réalités humaines fondamentales et les grands phénomènes historiques au moyen de deux approches : les démarches fondées sur la raison et les outils des sciences humaines d’une part, et l’enseignement des Écritures d’autre part. Ces deux approches peuvent même s’éclairer l’une l’autre. Le phénomène d’un futur totalitarisme européen se prête à cette double approche. Dans leur incommensurable richesse, les Écritures contiennent en effet de nombreuses paroles relatives au phénomène totalitaire en général tout en révélant, de manière certes difficilement accessible, un sens de l’Histoire.

Nos sociétés gagnées par l’anarchie morale et par la confusion des valeurs montrent à l’évidence que leur désintégration s’accélère. Il n’est peut-être plus éloigné le temps où l’on pourra dire de l’Europe entière ce que Machiavel disait de l’Italie de son temps : « A bout de souffle, elle attend celui qui pourra guérir ses blessures, … la voilà prête à suivre un drapeau, pourvu qu’il se trouve quelqu’un qui veuille le saisir. » Quant à Raymond Aron (1905-1983), et ce malgré son intéeacute;rêt pour l’idéologie technocratique, il affirmait, en 1965 déjà : « La menace suprême est bien, à notre époque, celle du totalitarisme. »

Dégagés de toute prévention de vouloir confisquer l’Histoire à des fins apologétiques, arrêtons-nous sur quelques prophéties bibliques qu’il est légitime de relier au phénomène d’un futur totalitarisme humain. Sans ambiguïté aucune, l’Écriture proclame que l’Histoire de l’humanité, entendue au sens du concept « temps des nations », prendra fin dans le cadre d’un régime politique totalitaire universel. Dans le livre de l’Apocalypse (13.3), on peut lire que « remplie d’admiration, la terre entière suivit la bête ». Est mise en relief, ici, la séduction qu’exercera le dernier dictateur de l’Histoire sur les masses. L’Écriture souligne ensuite le caractère mondial de cette emprise profondément funeste : « Il […] fut donné [à la bête] autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue, et toute nation. » (13.7)

Plus loin, l’apôtre Jean, auteur de l’Apocalypse, écrit : « [La bête] fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçoivent une marque sur leur main droite ou sur le front, et que personne ne puisse acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom. » (13.16-17) Ce passage insiste sur le caractère profondément totalitaire du règne de cette bête que la Bible appelle ailleurs l’Antichrist.

Le dernier totalitarisme dont parlent les Écritures présentera, comme tous ceux qui l’ont précédé, une dimension historique, donc spatiale. Il surgira d’un espace donné avant de s’étendre au monde entier. Il trouvera sa genèse intellectuelle dans une culture dont tout donne à penser qu’elle sera animée de ce que l’Écriture appelle « l’apostasie » (2 Thes 2.3) et « l’esprit de l’Antichrist » (1 Jean 4.3), expressions traduisant l’inversion du bien et du mal.

L’Europe représente, selon nous, le Continent le plus en osmose avec ce que l’on peut qualifier « de culture de la fin des temps ». Elle constitue comme l’avant-garde de la pensée unique humaniste et prométhéenne. En dépit de la puissance technologique, économique et militaire des États-Unis, en dépit de la volonté farouche des islamistes les plus radicaux de mener une guerre contre la chrétienté et les Juifs, c’est donc bien de l’Europe que risque de jaillir le dernier totalitarisme, parce que c’est sa culture qui est le plus en adéquation avec celle de la fin des temps.

De surcroît, si l’on retient l’un des grands schémas d’interprétation des prophéties bibliques, (cohérent, quoique contestée), il apparaît qu’à la fin des temps, le dernier totalitarisme mondial témoignera d’une hostilité sans précédent à l’égard de toute personne ou de toute pensée qui pourraient se réclamer du Dieu de Jésus-Christ, mais aussi à l’égard du peuple d’Israël, progressivement restauré dans son statut d’héritier de promesses spécifiques de l’alliance éternelle du Dieu de l’Histoire (lire par exemple Zach 12-14). Or il est évident que les germes les plus virulents de cette hostilité sont bien plus présents en Europe qu’aux États-Unis. Une Europe, soit dit en passant, dont 59 % des habitants — mus par un véritable esprit d’aveuglement ou par une mauvaise foi indéniable — estiment qu’Israël constitue la plus grande menace pour la paix du monde.

De nombreux auteurs et hommes politiques assignent à l’unification européenne le destin et le dessein de préfigurer et de préparer l’unification du monde et l’avènement d’un gouvernement mondial. Denis de Rougemont, un des pères de la construction européenne, a dit qu’il nous « faut faire l’Europe, parce qu’il faut faire le monde, et que seule l’Europe peut le faire. Or, elle doit d’abord exister. » En 1948 déjà, il écrivait, dans un sens voisin : « L’heure est venue de rallier pour ce nouveau destin [c.-à-d. celui de l’Union européenne] tous les peuples du continent […] en une fédération qui sera le premier pas vers la fédération mondiale. » Il conclut sur ce point par cette très forte affirmation : « Il n’y a de fédération européenne imaginable qu’en vue d’une fédération mondiale. »

Le livre de Daniel (notamment les chap. 7 et 8) contient une fresque exceptionnelle de l’histoire de l’humanité. Cette description grandiose de l’Histoire nous apprend que le monde a été et sera dominé successivement par quatre grandes entités politiques : Babylone, les Mèdes et les Perses, la Grèce d’Alexandre le Grand et l’Empire romain. Au sujet de l’Empire romain, l’Écriture affirme qu’il disparaîtra provisoirement pour laisser place à un temps d’évangélisation du monde par l’Église. Il doit renaître à la fin des temps afin de servir de cadre institutionnel à l’émergence du dernier totalitarisme féroce que connaîtra l’humanité : celui de l’Antichrist, dictateur universel régnant sans partage sur le monde entier. Cet Antichrist sera anéanti par le Christ lors de son avènement. C’est alors que le Fils de Dieu établira son Royaume et « régnera, au nom de son Père, sur une humanité enfin délivrée du Mal » comme l’écrit Paul Arnéra dans un article intitulé « Sens de l’histoire et avènement du Christ » paru dans la revue Certitudes en 1998. Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, cet Empire romain renaissant pourrait bien être l’Europe en voie d’unification.

« Vous donc, bien-aimés, qui êtes prévenus, soyez sur vos gardes, de peur qu’entraînés par l’égarement des impies, vous ne veniez à déchoir de votre fermeté, mais croissez dans la grâce de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. À lui soit la gloire, maintenant, et jusqu’au jour de l’éternité ! » (2 Pi 3.17,18)

notes
1 Un paradigme est une représentation du monde, une manière de voir les choses, un modèle de vision du monde qui repose sur des courants de pensée ou des manières de faire. (NdE)
2 D’après l’histoire de Prométhée, empruntée à la mythologie grecque : Prométhée, demi-dieu, vole à Zeus le feu et l’apporte aux hommes. « Prométhéen » se dit d’une aspiration à dépasser sa condition humaine, par l’apport des connaissances et de la technique, en rejet de l’autorité des dieux, ou de Dieu dans le contexte de cet article. (NdE)

Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page
Dossier : Europe
 
Graber Jean-Pierre
J.-P. Graber, docteur ès sciences politiques, est actuellement directeur d’une école de commerce en Suisse et politicien engagé. Il a publié une remarquable thèse intitulée Les Périls totalitaires en Occident (La Pensée universelle, Paris, 1983). Le texte qui suit est un condensé (librement adapté par C.-A. Pfenniger) d’une conférence de J.-P. Graber prononcée le 29 janvier 2005 à Lausanne. Le texte intégral paraîtra sur notre site Internet. L’auteur adopte des positions tranchées, qui sont présentées par Promesses pour alimenter la réflexion des lecteurs. Nous savons toutefois que tous les chrétiens ne sont pas unanimes au sujet de l’Union européenne.