La Crise: chambardement social et politique
Avant de nous interroger sur la crise actuelle, sur ses causes et sur ses effets, il est opportun de rappeler le sens du mot « crise ». Ce dernier trouve son origine dans le grec « krisis » qui signifie décision ou jugement. Et c’est bien de cela qu’il s’agit.
La crise représente une phase décisive et périlleuse d’une évolution, le moment paroxystique où la trajectoire d’une évolution change de cours. La crise est ainsi le temps d’une décision inéluctable et mécanique provoquée par l’Histoire, par les déterminants de la vie politique, sociale, économique et culturelle. Mais cette décision, voire ce jugement, peuvent procéder de Dieu lui-même pour les croyants. Toute crise, quelle que soit sa forme ou sa durée a son issue, bonne ou mauvaise.
Dans l’Histoire, les crises sont récurrentes.
En un sens, l’Histoire est faite d’une succession de crises séparées les unes des autres par des temps de latence et de calme relatif. La crise actuelle n’est pas un phénomène intrinsèquement nouveau. Dans
les années 1970 déjà, Valéry Giscard d’Estaing, alors Président de la République française écrivait: « Le monde est malheureux, et il est malheureux parce qu’il ne sait pas où il va et parce qu’il devine que,
s’il le savait, ce serait pour découvrir qu’il va à la catastrophe ».
Ce langage, pour le moins inhabituel sous la plume d’un homme d’Etat en activité, témoigne que les crises sont de toujours, ou alors que celle qui affligeait l’Europe au temps des deux chocs pétroliers et
du terrorisme d’extrême-gauche n’en finit pas de déployer ses incidences délétères.
Si presque toutes les générations ont connu tourments, incertitudes et soubresauts, la crise de cette fin de millénaire est caractérisée par sa très grande ampleur, par son aspect transnational ou universel, par le fort sentiment d’impuissance qui l’accompagne et par sa généralité.
Tous les champs d’action et de réflexion de l’humanité sont en crise, à commencer par le système des valeurs. Un article récent de l’hebdomadaire français « L’Express », intitulé « Ce que croient les enfants », rapporte ces paroles d’une enseignante, qui résonnent comme la quintessence de l’effondrement du christianisme et de ses valeurs plus que millénaires qui constituaient les fondements de la culture occidentale: « Il y a dix ans, les enfants conservaient encore des repères chrétiens assez classiques. Aujourd’hui, chaque enfant se bricole sa propre vision de l’au-delà ». Dans l’esprit de nos contemporains, il n’y a plus de repères incontestables auxquels les hommes et les femmes pourraient ancrer leurs vies. La culture, support de l’expression sophistiquée et complexe des diverses valeurs
et de leurs enchevêtrements, exhale souvent un parfum de vanité, de confusion ou de nihilisme protestataire dans nombre de ses ouvres.
Les relations humaines sont en crise parce qu’elles portent de plus en plus la marque de l’indifférence, de la peur ou de la haine. Les mutations sociologiques et les nouvelles moeurs conduisent à l’éclatement de la cellule familiale traditionnelle et, de proche en proche, à la multiplication des comportements pathologiques .et des problèmes sociaux.
En dépit de la distribution contrôlée de méthadone et d’héroïne, la consommation de drogue, loin de reculer, nous renvoie plutôt l’image du mal de vivre et du mal-être d’une partie notable de la jeunesse.
La violence gangrène le tissu social de grandes villes au point que, par endroits l’Etat de droit ne parvient plus à imposer ses normes. Hommes et femmes de tous âges appréhendent d’être agressés
psychiquement et physiquement et craignent pour leur sécurité.
La crise se manifeste également dans les rapports que nous entretenons avec la science et la technologie. Le génie génétique et d’autres découvertes scientifiques laissent entrevoir
la stabilisation sinon la guérison de maladies considérées jusqu’il y a peu comme incurables ou irréversibles. Mais nous avons peur que ces innovations entraînent des effets secondaires monstrueux sous forme de maux inédits non maîtrisables ou qu’elles nous asservissent en servant d’instruments aux mains d’obsédés de la rationalité sociale, désireux d’imposer l’utopie de la normalité de l’homme abstrait parfait.
L’économie aussi est en crise. Pour l’homme de la rue, prioritairement attaché à son niveau de vie et légitimement à la sécurité de son emploi, c’est surtout, et peut-être même exclusivement, l’ économie qui est en crise. Il est vrai que le domaine économique nous offre l’image de l’émergence de contradictions chaque jour plus fortes, plus inadmissibles et plus scandaleuses. plus que jamais dans l’histoire de l’humanité, les progrès technologiques permettraient de produire des biens et services de qualité, en abondance et rapidement. Pourtant les besoins fondamentaux de millions de personnes ne sont
pas satisfaits! Depuis près de 3 ans, les annonces de licenciements des grandes entreprises multinationales sont régulièrement suivies d’une augmentation du cours de leurs actions en bourse!
La croissance économique n ‘est plus créatrice d’emploi comme naguère. C’est qu’aujourd’hui les progrès de productivité sont convertis en dividendes rémunérateurs ou en diminution des coûts de production, et non plus en réductions du temps de travail ou en augmentations des salaires réels génératrices d’un accroissement de la demande globale.
Produire le moins cher possible et vendre le plus cher possible afin de maximiser le profit sans autres considérations humaines ou sociales: de manière simplifiée, c’est la fameuse logique économique qui,
conjuguée à la dissolution accélérée des frontières et des Etats-nations, implique la globalisation des marchés. Logique économique et globalisation des marchés exercent un imperium toujours plus absolu sur les populations.
En 1951, Frank Abrams, président de la Standard Oil du New-Jersey, écrivait: « Le rôle de la direction est de maintenir un juste équilibre entre les intérêts des différentes parties concernées: les actionnaires, les employés, les consommateurs et l’ensemble de la collectivité ». Il est hélas révolu le temps où cette philosophie imprégnait la plupart des entreprises des pays industrialisés occidentaux.
L’emprise grandissante de la logique économique creuse les inégalités sociales et contribue à l’émergence d’une société à deux vitesses. En raison du chômage et de la précarisation des emplois
existants, les tensions sociales sont avivées, la jalousie à l’égard des bénéficiaires de sécurité matérielle attisée, les relations sociales se détériorent, les consensus s’érodent et les solidarités vraies
s’amenuisent.
La sphère politique et l’Etat, en tant qu’institution, n’échappent évidemment pas à la crise, notamment en raison de la perte de crédibilité de gouvernements qui ne parviennent pas à maîtriser
les fléaux du monde contemporain et qui de surcroît peinent à définir leur rôle dans la société.
Ma foi chrétienne ne m’empêche pas d’être un adepte réservé de l’analyse et de l’approche systémiques, lesquelles voient dans les diverses sphères de la vie humaine autant de variables s’influençant réciproquement.
Il est à mes yeux évident que les crises des divers secteurs de la vie sociale sont en interaction, qu’elles se nourrissent et s’aggravent mutuellement. De proche en proche, les diverses crises sectorielles se transforment en une crise généralisée et massive. Ainsi, la crise des valeurs exerce une influence manifeste sur la culture, sur les relations sociales et sur les systèmes d’éducation. La crise économique
explique en grande partie la crise politique dont souffrent nos pays.
On pourrait multiplier les exemples d’interactions entre les diverses crises sectorielles. Tout cela pour dire qu’aujourd’hui, plus encore que par le passé, l’aggravation d’une crise sectorielle amplifie inéluctablement la crise générale à cause des nouvelles techniques de l’information et du phénomène de l’accélération de l’Histoire.
Les historiens parlent de drôle de guerre pour qualifier la situation qu’a vécue la France entre septembre 1939 et le 10 mai 1940. La guerre était déclarée, mais l’armée française attendait sur sa ligne Maginot et aucun soldat allemand n’avait foulé le sol de l’Hexagone. A certains égards, la crise que nous connaissons est également une drôle de crise. Tout le monde parle de crise économique alors que, contrairement à ce qui s’est produit durant la grande dépression de la première moitié des années 1930, les taux de croissance de la plupart des pays européens ont continué à être positifs depuis 1990. La Suisse, il est vrai, a fait moins bien que ses voisins, mais en valeur réelle notre PNB de 1996 n’est pas plus bas que celui de 1990. D’autres domaines de nos sociétés se prêtent aux mêmes constatations. Cela démontre que si les crises actuelles sont indiscutables et graves, elles présentent
néanmoins une dimension psychologique considérable, les hommes et les femmes aggravant dans leur imaginaire les aspects objectifs de ces crises. Par leurs angoisses compréhensibles et leurs visions pessimistes de l’avenir, les humains accélèrent les crises. C’est particulièrement vrai dans le domaine économique où l’épargne de protection excessive et la diminution corrélative de la demande engendrent de forts ralentissement conjoncturels. Ainsi le psychologique et le réel conjuguent-ils leurs effets délétères pour précipiter le mouvement des crises vers des phases plus paroxystiques. Drôles de crises que celles qui sont intériorisées avant d’éclater pleinement.
Dans le cadre de cette conférence, il n’est certes ni possible ni opportun d’analyser les causes de la crise actuelle d’une manière un tant soit peu exhaustive. Je me bornerai à dire qu’à mes yeux trois facteurs fondamentaux se joignent pour modeler et changer en profondeur nos sociétés: la logique économique, les avancées technologiques et les mentalités collectives.
J’ai déjà évoqué la logique économique et quelques-unes de ses conséquences.
Les avancées technologiques constituent le principal instrument du mythe prométhéen, peut-être le plus grand moteur inconscient de notre civilisation. Beaucoup d’innovations technologiques apportent de véritables et légitimes améliorations à l’humanité et doivent être acceptées à leur juste et grande valeur. Mais aujourd’hui, la science et la technologie sont toujours plus autonomes relativement
aux critères du bien et du mal. Les passages des progrès scientifiques aux applications technologiques sont trop peu soumis aux normes discriminatoires de la conscience. Dennis Gabor a saisi cette dérive en énonçant sa première loi de la technologie: « tout ce qui peut être fait le sera ». En réfléchissant à cette problématique, Roger Garaudy a écrit avec pertinence: « Tout ce qui est techniquement possible est nécessaire et souhaitable ». C’est en ce sens que science et technologie peuvent devenir oppressantes pour l’homme. Le génie génétique présente pour le moins autant de virtualités négatives que d’aspects positifs pour l’humanité. La vente de sang contaminé et l’affouragement des bovins par des farines animales, contre les lois élémentaires de la nature et du bon sens, laissent mal augurer d’une utilisation
sage du progrès scientifique.
Les mentalités collectives constituent vraisemblablement le déterminant le plus important du déclenchement, du degré de gravité et de la nature des crises. Les mentalités collectives de ce temps me semblent présenter les caractéristiques essentielles que voici:
-Un agnosticisme multiforme largement répandu, selon lequel Dieu, s’il existe, n’est en aucun cas le Dieu de l’Histoire révélé par l’Ancien et le Nouveau Testament, mais bien plutôt le Grand Psychologue qui nous comprend du haut de sa distante bienveillance.
-La conviction qu’il n’y a pas de vérité absolue dans l’ordre spirituel, religieux, éthique et social, mais bien plutôt des vérités partielles, contingentes et provisoires, issues de la culture d’une époque. C’est le relativisme.
-La volonté de s’abstraire de la condition humaine et de nier la nature humaine. Le dessein de s’abstraire de la condition humaine explique les tentatives de l’humanité de réaliser l’utopie d’un paradis terrestre dont seraient bannies la souffrance, les maladies, la peine du travail, les contradictions
et limitations humaines, voire même la mort. Nier la nature humaine, c’est, entre autres, refuser de voir que l’origine du mal est en l’homme et non pas d’abord dans la société.
-La quête d’une spiritualité irrationnelle et irréelle qui se manifeste par le goût pour les religions orientales, le surnaturel sous toutes ses formes, les tarots, les horoscopes et autres pourvoyeurs de tranquillité psychique éphémère.
-La croyance que les êtres humains ne sont pas véritablement responsables de leurs comportements pathologiques, ces derniers étant imputables à l’environnement socio-culturel. Cette croyance détermine grandement l’attitude de nos tribunaux et de nos systèmes d’éducation.
–L’individualisme égoïste, avec ses corollaires logiques que sont l’indifférence à son prochain, l’absence de solidarité active et la régression de l’esprit de sacrifice.
-Le profond désir du plus grand nombre que l’Etat n’interdise plus, mais qu’il se borne à réparer les effets négatifs de nos comportements pathologiques.
-La consommation de sensations physiques et psychiques érigées en but ultime de la vie et en valeur absolue de la société.
-Le matérialisme pragmatique et les résultats à court terme reconnus comme critères premiers des décisions humaines. C’est le règne de l’utilitarisme.
-Le mépris, voire la haine d’une différence qui interpelle et brise des certitudes faciles, confortables et anesthésiantes.
-En dépit d’un certain retour à la nature et aux mythes passéistes de l’âge d’or, la croyance majoritaire que la science et la technique constituent les principaux instruments de la résolution de presque tous les fléaux qui assaillent l’humanité.
Répétons-le. Les mentalités collectives, les avancées technologiques et la logique économique constituent l’origine principale de la crise généralisée d’aujourd’hui dont nous développerons maintenant quelques aspects plus spécifiquement sociaux et politiques.
La crise sociale
De manière quintessente et schématique, la Révolution française et la Révolution industrielle qui a débuté en Angleterre vers 1760 constituent les deux grandes portes d’entrée du monde moderne.
La Révolution française et le Siècle des Lumières qui l’a initiée ont notablement contribué à modifier la pensée dans les ordres théologique, philosophique, culturel et politique. La Révolution industrielle a, quant à elle, bouleversé les domaines de l’économie et de la technologie. C’est à cette époque que les machines ont commencé à remplacer la main humaine. C’est également à cette époque que la vérité d’un Dieu personnel, transcendant et salvateur, source ultime et unique de références supra-humaines intangibles, a été contestée sérieusement par les élites. Les masses sont restées attachées plus longtemps à la réalité d’un Dieu révélé. Le mouvement d’évacuation de Dieu s’est accentué au cours des deux à trois dernières décennies à un point tel que nous vivons aujourd’hui dans une société post-chrétienne.
Ce phénomène du rejet de Dieu et des valeurs du christianisme a été accompagné par l’émergence progressive de la société industrielle qui a pris le relais de la société agraire. La société industrielle et sa fille, la société post-industrielle, sont notamment caractérisées par la concentration
accélérée de toutes les activités humaines. Ces diverses concentrations ont donné naissance à un nouveau type d’homme: l’homme de masse.
Ce dernier souffre à la fois de sur-intégration et de sous-intégration.
De sur-intégration, parce qu’il est prisonnier partiellement volontaire de l’uniformisation des modes de vie et des comportements humains, d’un conformisme social parfois étouffant ainsi que de multiples réseaux de contraintes et de conditionnements. Bien plus que nos ancêtres, nous vivons dans un rapport de dépendance très étroit à l’égard de la société.
Mais par ailleurs, les hommes d’aujourd’hui pâtissent souvent d’une sous-intégration parce qu’ils sont privés d’une communauté naturelle de taille humaine qui leur serve de structure d’accueil sécurisante. En ce sens, l’homme de masse est fréquemment solitaire, individualiste et livré à lui-même
dans une société atomisée fortement centralisée et organisée.
Le rejet grandissant de Dieu et la société de masse atomisée ne pouvaient que susciter une indifférence croissante à l’égard d’autrui, et partant une détérioration des relations humaines.
Cette indifférence relativement à l’autre ne peut qu’être aggravée par la crise économique, le chômage, la précarisation des emplois, le sentiment d’incertitude et l’insécurité qui se manifestent avec une acuité toujours plus vive.
Il s’ensuit que la première manifestation de la crise sociale réside dans l’effritement ou le recul de la solidarité. L’indifférence menace la solidarité. Une indifférence aggravée tue la solidarité.
Banalement, cette absence de solidarité vraie s’observe le long des boulevards de nos grandes cités lorsqu’une personne est en difficulté ou agressée. Elle se traduit par la méfiance spontanée face à autrui, par la peur de l’inconnu, de l’étranger, de l’autre, par une montée des égoïsmes, parfois même par la haine de celui qui est différent.
Les clivages sociaux sont de toujours parce qu’ils sont consubstantiels à la nature humaine. Mais l’effondrement de la solidarité les renforce et concourt à l’apparition d’une société dite à deux ou à plusieurs vitesses.
Toute une série d’anciens clivages renforcés et de nouveaux clivages conduisent à ces fractures sociales superposées dont on parle tant.
-Un premier et primordial clivage se creuse sous l’effet de l’évolution fortement divergente de la rémunération du capital et du travail. Il y a deux décennies encore, ces deux grands facteurs de production étaient rétribués assez équitablement, référés l’un à l’autre. Aujourd’hui, l’impitoyable logique économique, la globalisation des marchés et la pression des actionnaires impliquent une réduction drastique des coûts, dont les salaires constituent la composante essentielle à hauteur
d’environ 60%. Dans ces conditions les entreprises remplacent, autant que faire se peut, les travailleurs par des processus de production automatisés. Il n’est dès lors pas étonnant que les revenus réels de la majorité des salariés stagnent ou diminuent, alors que ceux des détenteurs de capitaux, et plus particulièrement des propriétaires d’actions, augmentent sensiblement. En Suisse par exemple, le revenu disponible des ménages a diminué de 4,8% entre 1991 et 1995, alors que durant le même laps de temps, le cours et les dividendes de très nombreuses actions s’envolaient. La comptabilité nationale des divers pays industrialisés confirme cette tendance. Cette évolution est d’autant plus choquante que le profit ne récompense plus véritablement la prise de risque et les talents d’un entrepreneur indépendant, mais bien plutôt l’attente tout à la fois fiévreuse et passive des individus et des institutions qui ont les yeux rivés sur les écrans de la bourse sans véritablement travailler et courir de graves périls. Le capitalisme spéculatif tend à l’emporter sur le capitalisme productif.
.-Un deuxième clivage oppose les hommes et les femmes qui savent comme l’on doit savoir et ceux et celles qui ne savent pas comme l’on doit savoir. Se pose ici toute la problématique de la maîtrise des compétences professionnelles, des techniques et des moyens de communications modernes.
Heureusement que beaucoup de gens assimilent ces savoirs et ces savoir-faire contemporains. Robert Reich, ancien Secrétaire américain au Travail, range dans cette catégorie les identificateurs et les résolveurs de problèmes ainsi que les courtiers et les stratèges. Mais à l’évidence, et en dépit de tous les ambitieux programmes d’éducation, tous ne peuvent pas l’être, faute de disposer des ressources psychiques, matérielles ou intellectuelles nécessaires.
Un très récent rapport de l’OCDE précise que près de 20% de la population adulte suisse éprouve des difficultés de lecture. Les chiffres ne sont guère différents chez nos voisins. C’est d’autant plus dramatique que les entreprises ont de moins en moins besoin de travailleurs peu capables d’exercer autre chose que des tâches simples et répétitives. Dans les prochaines années, une
grande partie de ce type de travailleurs sera condamnée à un chômage durable.
Toujours plus délicate sera la situation des personnes âgées en particulier, qui peinent à utiliser des outils aussi courants que les nouveaux moyens de paiement ou les ordinateurs appelés à l’omniprésence. A n’en pas douter, ce clivage associé à la dureté et à la fausse rationalité de notre temps, mène
d’une part à la disqualification de valeurs autrefois reconnues telles que la fidélité, la patience, la disponibilité, l’empathie et le sens de l’esthétique gratuite, et, d’autre part, à l’exclusion de ceux qui ne savent pas ou plus comme l’on devrait savoir.
-La haine du différent, attisée par la crise sociale, renforce et renforcera de plus en plus un troisième clivage, qui recoupe en partie le deuxième. Cette césure sépare ceux qui se comportent comme l’on doit se comporter en se conformant aux principaux codes de notre époque et ceux qui ne le font pas. Ces derniers, parmi lesquels il convient de compter les toxicomanes, mais aussi les adeptes convaincus de philosophies, de religions ou de styles de vie honnis,sont eux également de plus en plus guettés par la marginalisation et l’ostracisme.
-Un quatrième clivage, ultra-classique et déjà indirectement évoqué oppose les hommes et les femmes pourvus d’un emploi stable aux chômeurs de longue durée. Nous nous bornerons ici à souligner la gravité de ce grand fléau en rappelant qu’entre 1980 et 1996, le taux de chômage a passé de 6,2 à 12,6% en France, de 3,4 à 10% en Allemagne, de 7,7 à 12% en Italie et de 0,2 à 5,2% en Suisse.
Il est vrai que durant ces quinze dernières années, ce taux a régressé de 7,1 à 5,2% aux Etats-Unis.Mais l’UE compte aujourd’hui près de 20 millions de sans-emploi et les pays de l’OCDE plus de 35 millions.
-Un cinquième clivage oppose les personnes fortement ancrées dans une communauté restreinte ou large, telle qu’une famille solide ou un groupement très solidaire et protecteur, aux personnes fragilisées par leur solitude.
Nous pensons ici à certaines personnes âgées ou à des femmes seules élevant leurs enfants. Là aussi, l’éviction sociale fait des ravages.
-Un sixième clivage, fondamental, synthétisera avec toujours plus de vigueur les quatre premiers, celui qui trace une ligne de partage entre les personnes qui perçoivent des revenus suffisants pour participer aux festins des îlots de prospérité et les victimes de la nouvelle pauvreté qui pourront de moins en moins s’asseoir à la table du banquet de la société. Dans notre pays, qui demeure un des plus riches de la planète, nous recensons près de 500.000 nouveaux pauvres, soit près de 1/14 de la population. Ce sixième clivage figure sous la forme la plus achevée de la société à deux vitesses
et engendre à son tour un septième clivage.
-Dans notre pays et ailleurs, ce septième fossé, plus béant qu’il y a cinq ou dix ans, oppose les catégories sociales qui ont accès à la médecine de pointe, aux meilleures écoles et à certaines expressions de la culture, aux couches de la population qui en sont privées, faute de revenus suffisants.
En Suisse, le nouveau système d’assurance maladie s’éloigne de l’universalité pour pratiquer des tarifs différenciés en fonction des risques couverts. De très sérieux projets visent à faire participer les parents au financement des écoles du secondaire II par le biais d’écolages nouveaux ou substantiellement plus élevés.
Ces tendances, qui s’abreuvent à l’effondrement des solidarités et à la crise des finances publiques, réduisent singulièrement la relative et satisfaisante égalité sociale qui prévalait naguère dans notre pays et surtout, vident progressivement de sa substance le célèbre et excellent postulat de l’égalité des chances qui fut l’un des joyaux de l’Europe du XXe siècle.
La détérioration des relations humaines, la déliquescence du tissu social, la multiplication des clivages, le phénomène de l’exclusion, la nouvelle pauvreté et le chômage: grande est la vraisemblance que les principales caractéristiques de la crise sociale nourrissent immanquablement les frustrations, les mécontentements, les jalousies et les sentiments de révolte au point d’ébranler les régimes démocratiques et des modes de vie qui semblaient assurés pour longtemps.
La crise politique
Nos pays subissent une profonde crise politique. Cette crise polymorphe est d’abord celle de l’Etat.
L’Etat est un fait de nature, une institution permanente. Le pouvoir peut changer de forme, jamais il ne disparaît totalement. La conception chrétienne de l’Etat dérive substantiellement du chapitre 13 de l’Epître aux Romains. Le pouvoir étatique y est légitimé et sa fonction d’ordre reconnue. Pour le christianisme biblique, l’Etat existe parce que la nature humaine est universellement orientée vers le mal. Les deux grandes fonctions ontologiques de l’Etat consistent dès lors à protéger les
individus contre leurs violences réciproques et contre les agressions extérieures. Notons que l’origine divine de l’institution étatique n’empêche nullement ses perversions.
Aujourd’hui, la notion même d’autorité étant discréditée, nos contemporains ont logiquement une conception contractuelle de l’Etat. Pour eux, l’Etat n’est légitimé que s’il accroît leur bien-être et va au devant de leurs désirs.
Comme les fonctions ontologiques de l’Etat sont vivement contestées, l’Etat ose de moins en moins interdire, réprimer et sanctionner les comportements pathologiques tout en étouffant la société par un corset de directives bureaucratiques.
Mais il faut voir que l’affaiblissement de la fonction d’interdiction de l’Etat nourrit sa fonction de réparateur des comportements pathologiques et donc son étendue. Sur le mode intimiste ou violent, les individus disent de plus en plus à l’Etat: « N’empêche plus la libre actualisation
de tous nos désirs, mais bien plutôt, effaces-en les conséquences ».
Les Etats sont véritablement en train de devenir des effaceurs fatigués d’effets secondaires.
Les Etats sont ainsi simultanément faibles et étendus, gros et mous. C’est bien dans le double mouvement d’extension et d’affaiblissement de l’Etat que réside sa crise majeure.
L’évacuation de Dieu n’est pas pour rien dans l’extension croissante de l’Etat, et c’est avec pertinence que Louis Lavelle a pu écrire: « Tout se passe comme si les hommes, au moment où la foi les abandonne, pensaient pouvoir attribuer à l’Etat la fonction providentielle que Dieu cesse pour eux d’assumer dans le monde ». Jeanne Hersch perçoit elle aussi les ressorts profonds de l’extension de l’Etat avant d’aboutir à cette conclusion: « C’est tout juste si on ne demande pas à l’Etat d’arrêter le temps, de supprimer l’histoire, d’exclure toute souffrance, d’éliminer la mort. Et on lui demande
bel et bien à la fois d’imposer les règles universelles de l’accord entre tous les hommes, et de respecter l’unicité de chaque exception, de chaque être singulier, de chaque comportement marginal ».
L’activité et la cohérence étatiques souffrent manifestement de ces contradictions.
Paradoxalement, en dépit de la mode ultra-libérale, la plupart des Etats européens gagnent en étendue. Durant ces dernières années, très peu d’entre eux ont enregistré une régression de leurs prélèvements obligatoires, lesquels continuent à dépasser 45 et même 50% de nombreux pays.
Ces propos ne doivent pas être interprétés dans le sens d’une mise en cause radicale de l’action sociale de l’Etat. Leur visée est de rendre compte des fondements de la crise de l’Etat.
La crise de l’Etat participe directement ou indirectement à au moins trois des quatre grandes causes de la grave crise des finances publiques qui affecte absolument tous les pays.
-La première cause est philosophique. Nous venons de l’évoquer. Trop d’individus et de catégories sociales revendiquent que l’Etat reste passif devant l’expression de toutes les formes pathologiques de leurs libertés, tout en exigeant de lui qu’il répare et supporte financièrement les multiples conséquences
de l’usage perverti de ces libertés. Autrement dit, ces hommes et ces femmes exigent de l’Etat qu’il soit libéral face à la concrétisation de leur liberté instinctuelle, mais socialiste lorsqu’il s’agit de gommer les conséquences de leurs comportements pathologiques ou d’assurer leur sécurité matérielle.
La deuxième cause est institutionnelle. Elle est liée au fonctionnement des régimes démocratiques et tient au fait que la majorité des contribuables attendent beaucoup de l’Etat, mais ne sont pas disposés à payer les impôts et taxes nécessaires pour couvrir toutes les dépenses étatiques. A l’ère de l’ultra-libéralisme, nombreux sont ceux qui souhaitent que les pouvoirs publics
réduisent les dépenses, mais il ne veulent surtout pas que les coupes budgétaires interviennent dans les domaines qui les concernent directement. Un gouvernement occidental qui augmenterait les impôts pour couvrir l’intégralité de ses dépenses serait à coup sûr battu lors des prochaines élections générales. Cruelle contradiction de la nature humaine qui asphyxie les finances publiques.
-La troisième cause est structurelle. Elle est imputable à l’enchevêtrement des compétences politico-administratives, à la production d’actes administratifs superflus et aux réflexes corporatistes de certains titulaires de la fonction publique.
-La quatrième cause est conjoncturelle. Elle rend compte de la diminution des recette fiscales due à la récession économique.
En raison des critères de convergences imposés par le Traité de Maastricht, les pays membres de l’UE tentent tous de réduire leurs déficits publics à 3% du PIE. Entre 1993 et 1996, ils sont parvenus à ramener ces déficits de 7 à 4,5%. Cette réduction n’empêche nullement l’aggravation de la dette publique. Elle ne fait que la freiner, et surtout, réduit sensiblement les marges de manouvre des gouvernements européens, ce qui accroît leur impopularité.
Il y a aussi crise politique parce que les gouvernements et l’électorat se tiennent en esclavage mutuel, ce qui rend hypothétique une résolution véritable des problèmes qui se posent. A la suite de nombreux autres, le politologue Maurice Duverger affirme que presque tous les partis camouflent leurs objectifs réels pour attirer les électeurs.
Les politiciens s’adressent souvent aux instincts et aux facultés émotionnelles plutôt qu’à la raison et au sens moral des électeurs. Mais n’en est-il pas ainsi parce que les masses sont plus réceptives à la première démarche qu’à la seconde? Les partis au pouvoir utilisent parfois les finances
publiques à des fins électorales. C’est blâmable. Mais que penser des électeurs qui récompensent ce procédé? Le second comportement n’engendre-t-il pas le premier? Les gouvernements suivent l’opinion plus qu’ils ne la forment. C’est peut-être une des définitions de la démocratie. Mais si ce régime ne se réduit qu’à cela, il est condamné. La recherche de l’intérêt général pâtit évidemment de cet esclavage mutuel des gouvernements, des partis politiques et des électeurs.
La politique est encore en crise parce que les consensus s’effritent en raison d’une extrême pluralité des intérêts et des opinions qui n’est plus transcendée par des valeurs et des références communes. Presque plus aucun gouvernement ne parvient à obtenir un accord général sur les grands axes de la politique à conduire. Tout cela entrave fortement la cohérence d’une politique gouvernementale.
Durant sa dernière campagne électorale, Jacques Chirac a mis en honneur le concept de pensée unique. Dans ce contexte, la pensée unique signifie qu’il n’y aurait pas d’autres politiques possibles que
celles qui sont menées par la plupart des gouvernements européens, qu’ils soient de centre-gauche, de centre-droite ou du centre. La logique économique, la globalisation des marchés, la nécessité de redresser les finances publiques avec ou sans perspective d’entrer dans l’union monétaire le 1.1.1999, les nouvelles mentalités collectives, les progrès technologiques et la crise sociale constitueraient un réseau de contraintes tel qu’il n’est plus possible de gouverner autrement que ne le font Jacques Chirac, Helmut Kohl, Romano Prodi, Bill Clinton et les autres. Comme Mammon triomphe partout de César, les politiques conduites par la plupart des gouvernements se rapprochent de plus en plus, principalement en Europe.
Comment voudrait-on que les électeurs européens les plus exposés à la crise généralisée placent encore leur confiance dans les partis et les gouvernements démocratiques quand en matière d’emploi, de chômage et d’insécurité, 11 ans de gouvernement socialiste en France aboutissent pratiquement au même résultat que 14 ans de mesures de centre-droite en Allemagne ou que plus de 20 ans de politique centriste en Italie?
Ces convergences au niveau de l’action étatique et de ses effets découragent indubitablement les nombreux électeurs mécontents et expliquent aussi bien le regain de l’abstentionnisme que celui du populisme et des votes protestataires d’extrême-droite surtout, mais aussi parfois d’extrême-gauche.
Ajouter à cela que les gouvernements parviennent de moins en moins à maîtriser les défis auxquels ils sont confrontés, c’est expliquer assez facilement la perte de crédibilité dont sont victimes la plupart des gouvernements.
Parmi tous les fléaux qui ravagent nos sociétés, le chômage et l’insécurité sont certainement ceux qui taraudent le plus l’esprit des masses. Si les gouvernements ne parviennent pas à les endiguer, pas plus qu’à réduire la crise politique, l’évolution actuelle mènera rapidement au chaos, à la paralysie et à l’effondrement des institutions démocratiques et libérales. Les masses appelleront un « sauveur », un nouvel « homme fort ». L’Europe a déjà connu le scénario dans les années 1930 avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Si aucune inflexion notable ne vient modifier les trajectoires actuelles, le temps n’est peut-être
plus très éloigné où l’on pourra dire de tous les pays ce que disait Machiavel de l’Italie de son époque: « à bout de souffle, elle attend celui qui pourra guérir ses blessures, … la voilà prête à suivre un drapeau, pourvu qu’il se trouve quelqu’un qui veuille le saisir ». Un chrétien perspicace dirait que les temps de l’Apocalypse sont proches.
Le thème général des Rencontres de Lavigny est intitulé « La Crise, chance ou fatalité? ». La crise généralisée qui gangrène nos sociétés sera une chance à condition que les hommes et femmes de ce temps comprennent d’abord qu’elle est ultimement imputable à un système de valeurs erroné, à des comportements pathologiques et au rejet grandissant du judéo-christianisme, puis qu’ils en tirent la leçon salvatrice en acceptant de changer de mentalités et d’accompagner l’exercice de leurs libertés de sens des responsabilités et de solidarité à l’égard d’autrui.
En revanche, si ces mêmes hommes et femmes persistent à voir dans la crise le produit d’une quelconque malchance, de la globalisation des marchés ou d’une nécessité aveugle inscrite dans l’Histoire et s’ils s’obstinent à se débarrasser de toute culpabilité pour charger des boucs-émissaires
commodes de tous les fléaux de la société, la crise s’aggravera à un point tel que nous nous dirigerons vers une catastrophe majeure qui, dans un bruit assourdissant, retentira comme la résultante inéluctable et l’indicateur irréfutable de nos errements.
L’Ecriture affirme dans Gal 6.5: Ce qu’un homme aura semé; il le moissonnera aussi. Ce qu’une société sème, elle le moissonne aussi. Ce simple texte et son analogie sont absolument conformes
au principe de causalité dans l’ordre moral, mais aussi sur le plan de la vie humaine.
Le Dieu de Jésus-Christ, par respect pour le libre-arbitre qui est le garant de la liberté et de la dignité humaine, place tous les êtres humains, toutes les sociétés et toutes les générations devant ce choix: J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie afin que tu vives, toi et ta postérité (Deut. 30.19).
Puisse notre génération en crise choisir les chemins de la vie et du bien afin de survivre et de laisser à ses enfants un monde un peu meilleur qu’il n’est aujourd’hui.