Trois armées sauvées par une harpe
ETUDE BIBLIQUE
(2 Rois 3)
Daniel ARNOLD
Les journaux cherchent souvent à capter l’attention par des manchettes insolites. L’engagement militaire entre Moab et la coalition d’Israël-Juda-Edom au IXe siècle avant Jésus-Christ aurait fait leur bonheur, car les éléments atypiques y sont légions. Parmi les titres accrocheurs, on n’aurait eu que l’embarras du choix: « Trois armées sauvées par une harpe », « Nos fins stratèges militaires oublient les réserves d’eau », « Le prophète des villes disponible en plein désert », « Un pacifiste écrase les armées de Moab », « Une pénurie d’oculistes fatale à Moab », « Retrait insensé des troupes alliées ».
Les éléments intrigants tournent principalement autour des paroles et des actes d’Elisée, mais pas uniquement. La levée du siège israélite suite au sacrifice du fils du roi de Moab laisse perplexe au point que les traducteurs, divisés, attribuent la fureur engendrée tantôt aux Moabites (Jér, Darby, TOB, Syn), tantôt aux Israélites (Segond, Semeur). Cependant, même si les éléments intrigants abondent dans ce récit, la logique humaine y est aussi présente.
Stratégies humaines
La révolte de Moab est motivée par la crise que traverse Israël. En moins de deux ans, le roi Achab et son successeur sont morts et l’armée israélite a été défaite par les Syriens. Les Moabites profitent de cet affaiblissement temporaire pour secouer la tutelle israélite.
La réaction d’Israël est tout aussi compréhensible. Affaiblie par la crise, la nation ne veut pas encore perdre une importante source de revenus. Une intervention rapide contre son vassal s’impose. Ne disposant que d’une armée atrophiée, le roi Joram d’Israël cherche un soutien auprès de deux nations voisines ayant un intérêt commun à voir la puissance de Moab limitée. De plus, le roi Josaphat de Juda, son principal allié, avait déjà montré ses bonnes dispositions à l’égard d’Israël en combattant aux côtés d’Achab (1 Rois 22). Un plan d’attaque ingénieux est élaboré. En passant par le chemin du désert d’Edom (v.8), la coalition cherche à contourner Moab par le sud de la mer Morte pour prendre la défense adverse à revers.
Sur le plan religieux, l’ingénieux Joram cherche à gagner le bon plaisir de l’Eternel. Ayant compris que le baalisme pratiqué par son père Achab et par son frère Ahazia leur a été néfaste, Joram renverse les statues de Baal érigées par son père (v.2). La réforme religieuse est manifeste, tout en étant limitée. Les prophètes de Baal ne sont pas tués (ils le seront par Jéhu, conspirateur et successeur de Joram: 2 Rois 10.18-27), Joram, en habile politicien, cherche à concilier des intérêts divergents. Il veut gagner le soutien de l’Eternel et de ses fidèles sans trop froisser les gens vendus au paganisme.
La « sagesse » de Joram s’avère totalement inefficace. Sur le plan militaire, le contournement « ingénieux » de Moab tourne à la catastrophe. La distance à parcourir, le terrain aride à traverser, le nombre élevé d’hommes et d’animaux à abreuver ont été sous-estimés. Sans eau, et donc sans force, hommes et bêtes deviennent une proie facile pour l’ennemi. Sur le plan religieux, les réformes de Joram sont tout aussi inefficaces puisqu’elles laissent l’Eternel indifférent comme l’indiquent les paroles d’Elisée: Si je n’avais égard à Josaphat, roi de Juda, je ne ferais aucune attention à toi et je ne te regarderais pas (v, 14). Le roi n’est pas allé assez loin dans son rejet du baalisme (contrairement à Jéhu son successeur: 2 Rois 10.30).
L’engagement surprenant d’Elisée
L’engagement d’Elisée est tout autre. Si les efforts empreints de « sagesse » humaine ont conduit le pays au bord du gouffre, les actes déroutants du prophète conduisent la nation vers le salut.
Tout d’abord, Elisée surprend par sa disponibilité. Le prophète peut être trouvé sans aucune difficulté, alors même que les armées semblent égarées en plein désert. A-t-il accompagné les troupes comme aumônier ou logeait-il là « par hasard »? Toujours est-il qu’Elisée, fidèle à lui-même, est présent là où se trouvent des besoins (cf. Promesses 119 « Elisée, le prophète du peuple »).
Deuxièmement, les paroles d’Elisée à l’égard de Joram étonnent par leur dureté. Bien que le roi vive dans le compromis, il confesse la souveraineté de l’Eternel et semble même implorer deux fois l’aide divine (Le roi d’Israël dit: Hélas! l’Eternel a appelé ces trois rois pour les livrer entre les mains de Moab v.10, 13). Joram a aussi détruit les statues de Baal, et comme Elisée est le prophète de la grâce, le lecteur pourrait s’attendre à plus de compréhension. Les paroles d’Elisée sont pourtant claires: Si je n’avais égard à Josaphat, roi de Juda, je ne ferais aucune attention à toi et je ne te regarderais pas (v.14). Les efforts de réforme de Joram ne valent rien aux yeux de l’Eternel. Joram ne mérite pas d’être sauvé et, si finalement, il est quand même secouru, c’est uniquement parce qu’il est associé à Josaphat. La grâce est donc bien attachée au ministère d’Elisée, mais ce n’est pas une grâce sans forme ni contour. Le salut est possible uniquement parce qu’il y a association avec Josaphat le juste (qui est aussi le descendant de David et l’ancêtre du Messie). Ce principe trouve sa pleine expression dans le Nouveau Testament avec l’imputation de la justice de Christ au pécheur qui lui est attaché.
Un étonnement plus important encore vient de la demande d’Elisée à avoir un joueur de harpe. Certes, la musique inspire. La musique calme aussi les esprits. Celle de la harpe en particulier apaise et détend. Elisée en avait-il personnellement besoin ou pensait-il à ses auditeurs qui devaient prêter attention à son message étonnant? Comme souvent avec Elisée, la dimension utilitaire est secondaire. Elisée a recours à des objets pour illustrer ses messages. En demandant un joueur de harpe, Elisée se situe à l’opposé de ce qu’on pouvait attendre. Pour secourir une armée, on a besoin d’épées, de lances, de chars de fer, mais pas d’un instrument de musique. A la rigueur, une trompette peut servir à rassembler les hommes et un tambour peut encourager une troupe à marcher au pas. Une harpe, par contre, n’est d’aucune utilité. Son transport est difficile et délicat, et sa musique adoucit les mours au lieu de stimuler la combativité et le courage. Par le recours à une harpe, Elisée veut montrer que la solution recherchée sort de l’ordinaire. La paix intérieure est fondamentale. Or cette paix ne peut être présente que s’il y a communion avec Dieu. Fondamentalement, c’est la paix avec Dieu qui doit être recherchée.
L’ordre donné par Elisée de creuser des trous en plein désert peut aussi étonner. Cependant, ceux qui connaissent la région savent que l’eau peut arriver à l’improviste dans les wadi asséchés. Venus de la Méditerranée, les nuages chargés d’humidité restent accrochés aux collines élevées de Judée et y déversent leur eau. Les torrents formés après un orage s’écoulent ensuite rapidement vers l’est à travers le désert de Judée. Elisée annonce donc l’arrivée d’un phénomène naturel, mais peu fréquent. Le prophète insiste sur l’absence de vue. « Vous serez bénis, mais vous ne verrez pas l’origine de la bénédiction ». Le peuple pécheur (qui ne voit pas Dieu) ne pourra pas voir la pluie. Il pourra néanmoins bénéficier d’une grâce particulière.
Elisée annonce une victoire totale: le salut des Israélites, mais aussi la défaite de l’ennemi. Le pays sera dévasté: Vous frapperez toutes les villes fortes et toutes les villes d’élite, vous abattrez tous les bons arbres, vous boucherez toutes les sources d’eau, et vous ruinerez avec des pierres tous les meilleurs champs (v.19). Cet ordre d’Elisée surprend, car il paraît contraire aux injonctions de Moïse: Si tu fais un long siège pour t’emparer d’une ville avec laquelle tu es en guerre, tu ne détruiras point les arbres en y portant la hache.(Deut 20.19-20). Lors d’une campagne militaire, le pays ne devait pas être ravagé. Cependant, il faut noter que le développement sur le siège d’une ville (Deut 20.10-20) est formé de trois parties: une première partie qui traite d’un siège en terre étrangère (Deut 20.10-15); une deuxième qui aborde la situation lors d’une guerre dans la terre promise (Deut 20.16-18); une troisième qui parle des arbres (Deut 29.19-20). Faut-il comprendre que les ordres de cette troisième section s’appliquent aux deux régions (l’étranger et la terre promise) ou seulement à la seconde région (la terre promise), ce qui annulerait la difficulté? L’ordre d’Elisée de dévaster un pays étranger ne s’opposerait pas, alors, à la loi mosaïque.
Pour Israël, la dévastation du pays paraît contre-productive, car le but de la campagne était de garder sous tutelle un pays qui pouvait payer d’importants revenus. Or en saccageant le pays pour une longue période (il faut du temps pour que les arbres repoussent et un gros effort est nécessaire pour vider les puits et débarrasser les terres agricoles de leurs pierres), Israël se punit lui-même puisqu’il détruit les terres qui devaient lui rapporter des produits. Pour Juda, par contre, la dévastation est positive, car l’appauvrissement des Moabites est synonyme d’un affaiblissement général du pays. Ce voisin belliqueux sera donc moins menaçant. Nous voyons ainsi que l’ordre d’Elisée va dans le sens annoncé: Dieu sauve Israël pour aider Juda et non pour aider Israël.
Quand on comprend le sens des gestes et des paroles d’Elisée, tout devient logique. Le prophète agit en plein accord avec son ministère. Il annonce la grâce à celui qui est tourné vers l’Eternel (Juda), mais il rejette celui qui est indifférent ou qui essaie simplement d’utiliser le Seigneur (Israël).
Une dernière surprise
La narration se termine par une surprise de taille. Les Israélites lèvent le camp devant le sacrifice d’un enfant. Pourquoi partir alors que l’ennemi est à genoux?
Dans un dernier effort, le roi de Moab cherche à s’en prendre au roi d’Edom (v.26). Veut-il punir le roi d’Edom pour s’être allié avec Israël et Juda ou cherche-t-il à le convaincre de changer de camp? Cherche-t-il à tuer le plus faible des trois rois pour redonner courage à ses troupes? Quoiqu’il en soit, il n’atteint pas son but et devant l’échec, il finit par sacrifier son propre fils. A la surprise générale, alors que tout le reste avait échoué, le lecteur apprend soudain que ce dernier acte abominable met fin au siège. Pourquoi?
Les Moabites sont-ils tout à coup revigorés par la conviction que leur dieu les aidera? Les Israélites craignent-ils que les Moabites aient reçu une force nouvelle? Littéralement, on a: « il y eut un grand qasap sur Israël ». Qasap signifie colère, fureur, indignation, irritation, trouble, ou même écume (pour de l’eau agitée). C’est probablement moins la colère que le trouble qui est souligné ici, le trouble d’Israël qui craint subitement le courroux de Kemosh, le dieu national des Moabites (cf. note de la TOB).
Les juifs, qui se soucient peu de la colère de l’Eternel, craignent la colère du dieu païen, et cela malgré leurs succès militaires et malgré l’intervention surnaturelle de Dieu qui vient de démontrer sa puissance, et sa volonté de sauver Israël, de battre l’ennemi. La superstition est une folie. Elle voile l’intelligence et étouffe le bon sens. Contre toute logique, Israël se retire.
Joram est le roi des aveugles. Elisée le champion du discernement. C’est pourquoi lorsqu’il fallait sauver la coalition de la débâcle, Elisée avait demandé une harpe, symbole de la douceur et de la paix, symbole de la communion avec Dieu: Comme le joueur de harpe jouait, la main de l’Eternel fut sur Elisée (v.15). Ce ne sont pas les armes et la force qui donnent la victoire (Israël l’avait à portée de main), mais la lucidité qui vient d’une communion avec Dieu. S’il fallait résumer le conflit, on pourrait dire: « Trois armées sauvées par une harpe, puis égarées par la superstition ».
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