Premiers pas dans la vie
C’était pendant la dernière guerre mondiale; la troupe et la police allemandes occupaient la France. Le couvre-feu sévissait. Pendant la nuit, on tirait à vue sur tout uniforme non allemand (dont celui de mon ami), sauf dans les trains et les gares: cela pour prévenir les actions imputées au maquis et aux parachutistes étrangers.
Muni d’une permission de la journée pour la ville, mon ami (appelons-le François) s’était rendu illégalement à son domicile, à quelques dizaines de kilomètres du camp des «Chantiers de Jeunesse». Pendant la soirée, au milieu de quelques chrétiens réunis dans une cuisine, il s’était donné à Jésus-Christ, le couvre-feu et l’appel du soir étant naturellement bien loin de sa pensée. Le bouleversement inhérent à cette décision lui permettait de tenir pour peu de choses les risques du parcours de nuit ou la prison dont son absence illégale était judiciable.
Cependant, les amis chrétiens ont demandé au Seigneur de protéger le noctambule. Oh, François n’était pas très inquiet, il pensait à la décision qu’il venait de prendre. Après tout, peu lui importait d’être emprisonné, pourvu qu’on lui laisse sa Bible toute neuve.
Conformément à sa foi, le parcours pédestre du domicile à la gare s’est accompli sans problème. Mais pour son absence à l’appel du soir précédent et son retard au travail du matin tout proche, il lui restait à affronter les foudres de ses chefs. il se demandait si le Seigneur voudrait bien le tirer de ce mauvais pas, et surtout comment il s’y prendrait.
François arrive au camp. Le poste de garde est désert! C’est insolite, mais est-ce bon ou mauvais? Il entre, prudemment d’abord, stupéfait ensuite. Le camp, dont les cours et les abords devraient être presque déserts, ressemble à une fourmilière en alerte: une multitude d’hommes en uniforme vert s’affairent hâtivement, courant dans tous les sens sans raison apparente. François interpelle un ami qui passe devant lui sans le voir: -Que se passe-t-il, que fait tout ce monde à l’extérieur?
-Quelle question! Tu n’es pas au courant?
-Non, j’arrive de fausse permission.
-Cette nuit, le camp a été attaqué et pillé par le maquis! Les magasins sont dévalisés.
Bien entendu, aucun chef ne s’était préoccupé de l’appel de la veille, et chacun s’affairait à l’inventaire du désastre.
François en était quitte à bon compte, mais il n’aurait pas pensé que le Seigneur provoquerait un tel événement pour dissimuler son escapade. Du reste, il ne croyait pas qu’un tel coup de main du maquis pût réussir humainement, à proximité des troupes allemandes, et il en déduisait que le Seigneur l’avait protégé. Il réfléchissait: il avait trouvé un salut gratuit, une vie nouvelle, et aussi la réalité de l’exaucement de la prière et de la protection d’en haut: s’il avait osé, il aurait sauté de joie au milieu de la consternation générale.
«Je craignais quand même un peu que ce ne fût qu’une coïncidence, avoua- t-il, mais peu de temps après, le Seigneur m’a convaincu du contraire. Ecoutez cette aventure. Un dimanche, deux amis à bicyclette viennent me rendre visite. Nous avions rendez-vous à la porte du camp. Or, deux autres visiteurs attendaient déjà à la même porte, mais leur parent ou ami était puni et consigné. Alors, il avaient acheté une tarte (sans tickets) qu’ils me demandèrent de lui remettre en rentrant le soir. J’ai donc glissé le paquet dans la sacoche d’une bicyclette, et je n’y ai plus pensé.
Le soir venu, j’accompagne mes deux visiteurs sur la route du retour, et nous nous séparons. Je reprends le chemin du camp et, au bout de quelques minutes de marche, une pensée traverse mon esprit: LA TARTE. Je l’avais oubliée; j’étais consterné; qu’allais-je dire à mon collègue? Je ne pouvais ni rattraper les bicyclettes ni téléphoner ni faire du «stop». Sur les routes, hormis les autorités d’occupation, il n’y avait que des cyclistes et des piétons. C’était un autre monde. Alors je me suis tourné vers mon nouveau maître et je lui ai demandé d’alerter mon visiteur porteur du colis, tout comme il venait de le faire pour moi. Puis, à moitié soulagé, j’ai fait demi-tour, pensant que, logiquement, je devrais le rencontrer au point de notre séparation, en haut d’une petite côte.
C’est exactement là que nous nous sommes rencontrés, et comme lui aussi appartenait au Seigneur, nous avons conclu que le maître était intervenu dans cette affaire, si petite fût-elle à l’échelle du monde en guerre, et qu’il voulait nous le faire savoir par la précision du point de rencontre.»
Depuis longtemps, François a pris conscience que le Seigneur avait eu pour lui la patience habituelle avec un petit enfant, jusqu’à ce qu’il atteigne la stature d’un adulte. Cependant, cela lui fut très encourageant de se voir aussi manifestement conduit par la main. Et ne sommes-nous pas toujours des enfants par certains côtés?
Pour ma part, je réfléchis au témoignage que pourrait rendre Adam, cet «adulte nouveau-né», en racontant comment Dieu lui-même l’avait éduqué depuis sa création jusqu’à la chute. J’espère qu’il nous en parlera.