Dossier: Ésaïe, l'évangile de l'Ancien Testament
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Ésaïe 1 à 5 : une introduction inutile ?

Le récit de l’appel du prophète Ésaïe (ch. 6) se situe après une première collection de messages (ch. 1 à 5). A priori, on ne comprend pas pourquoi le livre commence par cinq chapitres d’oracles qui sont prononcés chronologiquement après cet appel.

Une simple lecture n’apporte pas de réponse. Elle suscite plutôt de nouvelles interrogations : reproches, avertissements, sanctions, promesses de pardon, visions d’avenir, s’entremêlent dans un désordre apparent. En réalité, l’auteur multiplie les parallélismes thématiques, comme en témoigne l’analyse structurelle en forme de chiasme :

A Ch. 1. Oracles contre Juda et Jérusalem

La vigne : v. 8

“Malheur… ” : v. 4, 24

« C’est pourquoi » : v. 24 (un des rares mots déductifs en hébreu, suivi de l’annonce de jugements)

B Ch. 2.1-5. Oracle sur le mont Sion

« … en des jours qui suivent ceux-là » (litt.) : v. 2

C Ch. 2.6 à 3.12. Humiliation de l’homme hautain

Plus de chef, alors « Sois notre chef ! » (NBS) : 3. 6

D Ch. 3. 13-15. Dieu juge

C’ Ch. 3.16 à 4.1. Humiliation des femmes hautaines

Plus de mari, alors « Sois notre mari » (litt. « Fais-nous porter ton nom ») : 4. 1

B’ Ch. 4.2-6. Oracle sur le mont Sion

« En ce jour-là » : v. 2

A’ Ch. 5. Oracles contre Juda et Jérusalem

Parabole de la vigne : v. 1 à 7

« Malheur » (6 fois) : v. 8, 11, 18, 20, 21, 22

« C’est pourquoi » : v. 13, 14, 24, 25 (suivi de l’annonce de jugements)

Dans ces chapitres, Ésaïe utilise la forme littéraire du procès : « Plaidons ensemble » (1.18), « l’Éternel se tient là pour plaider et il est debout pour juger les peuples » (3.13) ou encore : « jugez entre moi et ma vigne » (5.3).

Au centre du chiasme, l’Éternel, présenté comme le Juge suprême (D : 3.13-15), dresse deux réquisitoires contre son peuple (1.4-24 en A et 5.8-23 en A’), dans lesquels il dénonce les crimes de nature religieuse (culte formaliste, pratiques superstitieuses) et ceux d’ordre politique et social (injustices, corruption, violence). Le chapitre 5 reprend et détaille les reproches formulés au chapitre premier. Les Judéens idolâtres et immoraux ont oublié « Dieu et le prochain ».

Le prophète n’en reste pas là. Il annonce le jugement inéluctable des responsables orgueilleux (C : 2.6 à 3.12) et des dames hautaines (C’ : 3.16 à 4.1). Les premiers seront privés de chefs à un moment crucial de l’histoire nationale. Le nombre d’hommes morts à la guerre contraint les secondes à accepter le déshonneur de rester célibataires ou d’accepter un mariage au rabais.

Après avoir dénoncé la rébellion, l’hypocrisie et l’injustice, Ésaïe dévoile la destinée glorieuse d’un Israël purifié, lumière des nations (B : 2.1-5 et B’ : 4.2-4). Promis à un avenir aussi béni, Israël peut-il continuer à mépriser sa vocation ? Comment ce peuple qui, par sa cruauté et son oppression envers les faibles, est comparé à Sodome et Gomorrhe (1.10), sera-t-il habilité un jour à annoncer le droit (2.4) ? Comment cette nation idolâtre sera-t-elle qualifiée pour proclamer la suprématie universelle du culte rendu à l’Éternel, symbolisée ici par le mont Sion plus élevé que les montagnes alentour (2.2) ? Comment les nations pourront-elles affluer à Jérusalem pour écouter la Loi ?

La réponse est « suggérée » en B’ : 4.2-6. Ésaïe annonce le salut à venir en la personne du « germe » (c’est-à-dire le Messie). Le prophète entrevoit le « jour » où, après l’exil et un nouvel exode (cf. 11.11), ce qui restera de la communauté de Jérusalem purifiée, se rassemblera en Sion et rendra culte à l’Éternel (4.5). Dans ce même verset, la nuée et la colonne de feu, témoins de la présence de Dieu au milieu de son peuple, rappellent Moïse conduisant le peuple hors d’Égypte pour qu’il célèbre, lui aussi, une fête à l’Éternel. Le prophète semble annoncer, comme l’auteur de l’Épître aux Hébreux (ch. 12), la mise de côté de la montagne du Sinaï (la Loi et ses insuffisances) au profit du mont Sion (la grâce et les exigences divines satisfaites) — le jugement et la condamnation d’un côté, le salut et la consolation de l’autre.

Ainsi, les cinq premiers chapitres d’Ésaïe, loin d’être sans objet précis, présentent les deux grands thèmes du livre qui s’entremêlent : jugement et consolation. Les Judéens étaient persuadés que les jugements annoncés par le prophète étaient incompatibles avec les promesses divines. Dès les premiers chapitres, Ésaïe les détrompe en mettant en évidence la tension qui existe entre les promesses divines et les obstacles qui s’opposent à leur accomplissement. Comment concilier la volonté souveraine de Dieu, maître de l’histoire, avec « la liberté de l’homme en sa nature récalcitrante1» ? Comment faire comprendre au peuple que son éloignement de Dieu n’empêchera pas, malgré les vicissitudes politiques de l’exil, la réalisation du dessein divin à travers une trajectoire parfois bien compliquée ? C’est le « germe » (ou « rejeton » 53.2), sorti de la lignée de David, le « serviteur » souffrant, qui remplira parfaitement cette mission : « le libérateur viendra de Sion » (Rom. 11.26 ; citation d’Ésaïe 59.20) et «… je t’établirai pour traiter alliance avec le peuple, pour être la lumière des nations… » (42.6). Ainsi, bien des siècles à l’avance, Ésaïe entrevoit « l’économie du salut2 » dont les bénédictions ne sont plus réservées aux Juifs et dont le centre n’est plus la Loi, mais le Christ.

1R. Alter, L’art du récit biblique, Lessius, Bruxelles, 1999, p. 50
2« L’économie du salut » est une expression formulée dès le IIe siècle par Irénée, évêque de Lyon. Elle désigne la compréhension de l’histoire du salut dans les différentes étapes rapportées par l’Écriture.

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Argaud Daniel
Daniel Argaud est historien de formation et a enseigné l’histoire au lycée. Il est actif dans son église locale et a été à l’origine de la série Sondez les Écritures, pour laquelle il a rédigé les commentaires de Luc, du Lévitique et d’Esther. Il s’implique dans l’enseignement biblique, dans son église et par internet.