Les derniers pas d’Olivier
Claire Souperbiet est infirmière de profession. Elle est mariée à Alain, et ensemble ils dirigent une petite école privée en Suisse. Claire est issue d’une famille chrétienne. Nous la remercions de nous avoir permis de publier ce témoignage poignant face à l’épreuve dans l’accompagnement de son papa jusqu’au départ de celui-ci auprès du Seigneur.
Le témoignage familial qui suit voudrait simplement rejoindre celui de beaucoup de familles qui ont dû accompagner un être cher jusqu’à la mort, et particulièrement sur le long chemin d’une maladie dégénérative.
L’occasion nous est ainsi donnée de rendre à Dieu ce qui lui revient.
Car l’essentiel lui revient dans ces dix ans de maladie de notre époux et papa.
C’est à un an de la retraite, à 64 ans, qu’Olivier fut stoppé net par les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer. Et dix ans plus tard, le 31 janvier 2005, il fut subitement repris à son lever, dans l’établissement médico-social où il avait dû entrer un mois et demi plus tôt. La veille, il avait dit à son épouse : « C’est fini, on ne peut plus rien faire ». Pourtant il n’était pas alité, quoique faible sur ses jambes. Mais cette nuit-là, Maman cria longtemps au Seigneur, car elle avait douloureusement senti la peine intérieure, sans plaintes, de son mari : sa dépendance était devenue totale, loin des derniers repères personnels et sécurisants de la maison, et elle-même n’était plus qu’en visite auprès de lui, au terme de 50 ans de vie commune clos comme un livre qu’on aurait fermé pour le ranger sur une étagère. En fait, tous deux furent exaucés dans les heures qui suivirent, comme entendus et approuvés par Dieu.
Cette mort inattendue fut à la fois une « grenade » qui explosait dans nos cours. et un miracle, car l’ultime étape de cachexie de la maladie était épargnée à notre Papa ; était-ce aussi un point d’orgue à sa foi en Dieu ?
Pendant ces dix ans, Olivier nous avait fait un magnifique cadeau, sa foi. Elle n’avait jamais chaviré, nous avait soutenus, lui et nous, et avait fait toute la différence dans le vécu quotidien de la maladie. Olivier vécut les différentes étapes de sa maladie dans la continuité de sa solide appartenance filiale au Dieu Père. Il ne la remit pas en question quand le couperet tomba, elle lui permit plutôt de se soumettre, avec cette sagesse qui avait caractérisé beaucoup de ses décisions professionnelles. Mais il lui fallut d’abord déverser son immense chagrin ! Cette volonté d’acceptation ouvrit devant lui comme « un sentier de grâce » pour apprendre à cohabiter avec cette « mangeuse de neurones » implacable. Seulement, à ce début, quand présent et futur viennent de voler en éclats, on ne peut pas être sûr qu’il y ait un vrai sentier, n’est-ce pas ?
Ce « sentier de grâce » signifia concrètement que la confiance d’Olivier fut renouvelée, confiance en ses possibilités restantes avec l’aide de son épouse avisée et d’une bonne médication, confiance en la protection divine dans toutes ses nombreuses allées et venues à pied, en train et en bus. Maman savait qu’elle devait lui laisser cette ultime liberté et elle recevait des doses quotidiennes de confiance pour cela. Il lui est si souvent arrivé d’être interrompue dans son activité par la pensée pressante de devoir prier pour son mari immédiatement. Elle le faisait tout en restant calme et plus tard elle en voyait l’efficacité, non sans une émotion cachée parfois. Toutes ces pérégrinations de notre Papa dépassaient les ressources d’un pied montagnard et d’une bonne orientation. Leur issue favorable n’était pas le fruit d’un hasard bienveillant, mais plutôt des « clins d’oil » de Dieu qui nous signifiait : « Ça va, je suis toujours aux commandes, et je ne perds pas de vue celui que vous aimez »
Pourtant, un soir, la nuit était tombée bien avant son retour. Par bribes, Maman apprit finalement qu’il s’était retrouvé quelque part en Valais, longeant les voies du train. En fallait-il autant pour nous garder convaincues de l’efficacité de la foi et de la prière dans ce contexte de maladie ?
– Ce « sentier de grâce » était aussi celui de la sérénité, d’une longue patience, d’une tendresse grandissante, de la joie des petites choses, et même de l’humour. En effet, un même fait insolite pouvait provoquer l’apitoiement navré ou alors l’amusement, si l’on parvenait à le dissocier de sa cause pathologique. Et c’est ce que mes parents ont appris à faire, non pour imiter l’autruche, mais pour exploiter cette ressource si précieuse qu’est l’humour, souvent antidote des larmes.
– Cette « grâce » quotidienne l’a souvent emporté sur l’angoisse de l’égarement, sur la frustration envers ce corps qui lâchait Olivier, envers les mots ou les objets qu’il ne reconnaissait plus, ou le bruit qui le menaçait.
Tout comme les panneaux indicateurs ont mission de rappeler la route suivie, de même cette parole de l’apôtre Paul nous rassura à maintes reprises :
« Même lorsque notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. » (2 Cor. 4.16)
Cela veut donc dire que l’homme intérieur se maintient vivant et qu’il échappe à la destruction lente de la maladie ? « Mais qu’est-ce qui rend cela concrètement possible ? » nous demandions-nous.
Olivier nous permit de le découvrir de nos yeux. Très vite, il ne put plus lire, mais le trésor de la Bible qu’il avait « engrangé » en soixante ans de lectures matinales, ce trésor était resté là, et, nous le croyons, l’a nourri jusqu’à la fin, dans le secret de son être. Nous faisions en sorte qu’il puisse entendre de courtes lectures, des méditations et des chants connus. Ce qu’il percevait entrait comme en résonance avec les textes gravés dans son esprit et cela lui faisait du bien. Il le disait avec reconnaissance : « C’est beau, ça ! », ou alors l’exprimait par son expression paisible.
D’autre part, parce qu’elle est « vivante et efficace », cette parole biblique nous sauvegarda un dernier espace d’échange verbal significatif, alors que notre monde physique et relationnel lui devenait de plus en plus lointain.
Et surtout, jusqu’à la fin, nous avons pu prier ensemble. Olivier se concentrait, approuvait et disait amen avec conviction. Une nuit, alors que la journée difficile avait découragé son épouse, il pria en parlant couramment, au contraire du jour, et il priait pour son épouse dont il percevait bien la grande fatigue et la peine cachée ! Tous les soirs, Maman priait avec lui, remerciant pour la journée écoulée et remettant par avance celle du lendemain. C’était un réel appui pour tous les deux. Papa en était très reconnaissant et son merci venait du fond du cour. Souvent, en nous adressant avec lui à Dieu par des mots tout simples, nous remarquions que l’apaisement remplaçait peu à peu la crispation sur son visage.
Puisque c’était notre mission, particulièrement pour son épouse, d’accompagner Olivier jusqu’au port, nous avions besoin de forces. Nos cours peinaient face à sa vulnérabilité émotionnelle grandissante, caractéristique de la maladie, et face à beaucoup de larmes pendant l’hospitalisation de son épouse qu’il croyait décédée, et enfin quand il lui fallut définitivement rester en EMS. Notre foi avait besoin de balises face à cet irrémédiable effacement des acquis qui nous donnait l’impression d’avancer au travers d’une brume devenue épais brouillard. La destruction de ses fonctions cognitives entraînait sans retour notre Papa dans une sorte de « no man’s land » où nous pouvions de moins en moins le suivre avec les mots. La musique devait elle aussi laisser sa place au silence après avoir procuré tant d’apaisement, d’émerveillement et d’élévation de l’âme. Ne restaient de plus en plus souvent pour Maman que la tendresse des petits soins, la main tenue ou la présence silencieuse des heures durant.
Que devenait donc l’être d’Olivier, tout ce qui était lui ? Tout cela était-il seulement réduit pour un temps au silence à cause de la destruction des outils de communication ? Seul devait subsister le lien indissoluble de son esprit avec Dieu, sa source.
Dans ce port inconnu, la parole biblique a allumé une à une les balises demandées, et il m’a semblé comprendre que Dieu, lui, voyait ce qui restait inaltéré, inchangé pour Olivier, malgré les progrès de la maladie.
Voici ces balises :
– «Ma chair et mon cour peuvent défaillir, Dieu sera toujours le rocher de mon cour et ma part.» (Ps 73)
– «Je sais en qui j’ai cru, et j’ai l’assurance qu’il a la puissance de garder mon dépôt jusqu’à ce jour-là.» (2 Tim 1.12)
– «Ta miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui te craignent.» (Luc 1)
C’est donc comme une couverture sans limites !
– «Comme un père a compassion de ses enfants, l’Éternel a compassion de ceux qui le craignent, car il sait de quoi nous sommes formés, il se souvient que nous sommes poussière. » (Ps 103)
Oui, la miséricorde de Dieu s’étendait aussi sur Olivier comme une couverture protectrice. Par-dessus la maladie qui lui ôtait toute liberté d’être, il y avait cette couverture de miséricorde. Elle s’est révélée au grand jour ce 31 janvier et nous avons pu continuer de comprendre.
Le Seigneur n’est pas pris de court pour tenir ses promesses ; la part qui nous revient est de lui garder une confiance indéfectible.