Dossier: La Bible, repère pour l'éthique
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Ethique sociale

Brève introduction aux principaux courants philosophiques actuels

1. Introduction

Le lien qui unit le droit à l’éthique1 est extrêmement étroit. Tout système juridique repose en effet inévitablement sur des valeurs morales. Ainsi, la constitution d’un pays et les différents textes de loi qui en découlent véhiculent toujours une conception de la vie et de sa protection, de la légitimité de la propriété privée, des formes de vie en commun socialement admises, de ce qu’est la justice individuelle et sociale, etc.

Si cet arrière plan éthique de l’ordre juridique est souvent occulté, tel n’est pas toujours le cas. Les chrétiens sont généralement assez attentifs à ces sujets : avortement, euthanasie, politique de la drogue et statut juridique des couples homosexuels pour prendre les plus médiatisés; le génie génétique et ses applications médicales et alimentaires, ou la recherche sur les embryons surnuméraires (avec notamment la question du clonage thérapeutique) pour prendre d’autres exemples plus spécialisés. Beaucoup de ces sujets ont été débattus en Suisse dans le cadre de campagnes de votation (initiatives ou référendums) ou vont l’être dans les années à venir.Le but du présent article est de donner aux chrétiens qui s’intéressent à ces thèmes quelques outils qui devraient les aider à mieux comprendre les théories éthiques qui fondent la plupart des lois récentes sur ces sujets. Le sujet est vaste et complexe, et si nous pensons qu’il n’est pas utile à tous d’être spécialiste en matière de réflexion morale, il importe que ceux qui s’engagent dans des débats publics ou dans des discussions personnelles sur ces sujets dits "éthiques" aient une connaissance minimale du terrain sur lequel ils évoluent. Cela devrait leur permettre d’éviter un certain nombre de confusions et de discerner plus rapidement quels sont les enjeux majeurs liés aux différents sujets2.

Pour ce faire, nous présenterons brièvement les trois systèmes éthiques majoritairement représentés dans les débats publics et parlementaires : il s’agit du naturalisme, du kantisme et de l’utilitarisme. Après une brève présentation du contenu, de l’histoire et de l’influence actuelle de chaque système, nous nous livrerons à une évaluation chrétienne de ceux-ci.

2. Le naturalisme

Le terme naturalisme possède de nombreux sens différents3, mais celui que nous souhaitons retenir dans le cadre de notre réflexion est "qui prend la nature pour norme de l’action humaine". Ainsi, lorsque l’éthicien naturaliste se penchera sur la valeur morale d’une action, il se demandera si celle-ci est conforme ou non à la nature des choses et, en cas de conformité, l’action sera dite bonne. Par exemple, lorsqu’on affirme que l’homosexualité est mauvaise parce que "contre-nature", on développe une argumentation naturaliste.

Le naturalisme a une très longue histoire. Pour être très bref, disons que l’Antiquité grecque et latine, ainsi que le Moyen-Age furent des époques pendant lesquelles le naturalisme (au sens où nous venons de le définir) était la doctrine morale dominante. Ce courant connut un vaste déclin à partir des Temps Modernes (dès le XVIIe siècle) avec la naissance de la philosophie et de la science modernes (nous reviendrons sur ce fait au prochain point, lorsque nous traiterons du kantisme). Aujourd’hui, le naturalisme est principalement défendu par l’Eglise catholique romaine4 et par différents mouvements écologistes5. Méprisé par les philosophes et les éthiciens, rejeté par presque tout le monde quand il est développé dans sa version catholique romaine, le naturalisme version écologiste emporte malgré tout l’adhésion de plusieurs. Ce fait ressort notamment des discussions actuelles relatives aux organismes génétiquement modifiés (les fameux OGM) et aux conditions imposées à la recherche biomédicale. La sympathie que s’attire un homme comme José Bové auprès des médias et du grand public montre également que ce naturalisme écologiste possède une certaine audience.

3. Le kantisme

Le deuxième système éthique que l’on rencontre couramment dans notre société est le kantisme, système développé par le philosophe allemand de la fin du XVIIIe siècle, Emmanuel Kant. Le kantisme s’inscrit dans la lignée de la pensée moderne telle qu’elle s’est développée à partir du XVIIe siècle, notamment avec le philosophe français René Descartes, et se distingue par son caractère fortement anti-naturaliste.

Ce système de pensée repose sur une conception dualiste de la réalité héritée de Descartes. Ce philosophe postule en effet que la réalité est composée de deux principes totalement hermétiques l’un à l’autre ; d’un côté l’étendue, qui est le monde des corps matériels, entièrement soumis aux lois de la physique, de la chimie, de la biologie, etc.6; de l’autre côté la pensée, qui est le monde de l’esprit, immatériel et soumis à aucune contrainte naturelle. Si la notion de nature reste pertinente dans le domaine de l’étendue, elle ne l’est plus pour ce qui relève de la pensée. Or, comme selon Kant la morale ne relève pas de l’étendue mais de la pensée, elle ne relève donc pas de la nature mais de la raison humaine. Le kantisme consistera ainsi en une tentative de fonder une philosophie morale non sur l’étude de la réalité naturelle ou sur des principes relevant d’une tradition religieuse, mais uniquement sur la raison humaine.

Selon Kant, un abîme sépare l’homme du reste de la réalité : l’homme est en effet la seule créature dotée de raison. Ce fait lui confère une dignité toute particulière, absolue, qui contraste avec le reste de la réalité qui n’a qu’un prix, une valeur d’échange. La dignité de l’homme repose notamment sur le fait qu’il est un être rationnel (qu’il possède une conscience de lui-même), perfectible (capable de générer par lui-même ses propres progrès) et autonome (capable de surmonter ses propres instincts naturels pour établir par lui-même d’autres lois). Le principe de la philosophie morale de Kant est que toute action qui va à l’encontre de l’un de ces fondements de la dignité humaine est nécessairement mauvaise.

Historiquement, le kantisme a connu son heure de gloire au XXe siècle, puisque c’est ce système qui a inspiré le concept de dignité tel qu’on le retrouve dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (art. 1 : "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits et en dignité"), et dans beaucoup de constitutions nationales (y compris celle de la Suisse : art. 7 : "La dignité humaine doit être respectée et protégée."). Aujourd’hui, le kantisme reste une position assez forte, puisque les nombreuses références faites aux Droits de l’Homme reposent inévitablement sur ce système.

4. L’utilitarisme

L’utilitarisme est un courant de philosophie morale qui s’est développé dans les pays anglo-saxons. On peut résumer à l’extrême ce courant de pensée à l’aide d’une phrase de l’un de ses fondateurs, Jeremy Bentham (1748-1832), selon laquelle "le plus grand bonheur du plus grand nombre est la mesure du juste et de l’injuste". Une action est dite bonne si elle est "utile" au plus grand nombre et mauvaise si elle ne l’est pas. L’éthicien utilitariste, au moment de déterminer la bonté d’une action, se livrera donc à une pesée des différents intérêts en présence et tranchera en faveur de la décision qui semble la plus favorable au maximum de personnes.

L’utilitarisme a fait une importante percée sur le Continent ces dernières décennies et représente une concurrence très sérieuse pour le kantisme. On peut expliquer le succès de ce système par son côté pratique. En effet, cette théorie donne l’impression de s’en tenir aux simples faits, sans entrer dans des questions de valeurs. Par exemple, dans le cadre d’une politique de la drogue, si l’on considère que distribuer de l’héroïne aux drogués améliore leur état général tout en diminuant la délinquance dans les villes, tout le monde est gagnant : les drogués, qui ne doivent plus se livrer à des actes dégradants ; les braves citoyens, qui peuvent à nouveau se balader en paix. Ainsi, l’action sera bonne, indépendamment de toute considération morale7. Ce système semble fonctionner sans réflexion métaphysique préalable (sur l’être et la nature de la réalité) ou alors avec un bagage minimal, ce qui est très pratique dans une société relativiste comme la nôtre. On évite ainsi de discuter des croyances des gens, mais simplement de ce qu’on considère comme des faits objectifs. Nous pensons que la poussée utilitariste va continuer dans les années à venir jusqu’à devenir le système dominant.

5. Bref examen des principaux courants

Après avoir très sommairement présenté les trois courants de philosophie morale qui occupent les devants de la scène publique, nous allons les discuter dans une perspective chrétienne.

L’utilitarisme est sans doute le système le moins acceptable des trois présentés dans cet article. D’abord pour une raison pratique : l’établissement et la pondération des différents intérêts restent une démarche extrêmement subjective: en cas d’avortement, les utilitaristes font systématiquement passer les intérêts de la mère avant ceux de l’embryon, jugement discutable s’il en est. Mais plus fondamentalement, cette approche fait dépendre les notions de bien et de mal de critères horizontaux, étrangers à toute norme extérieure à laquelle il faut se conformer. L’action est exclusivement orientée sur le résultat et non sur sa conformité à une loi naturelle ou morale donnée8. S’il en vient à "découdre" avec des utilitaristes, le chrétien gagnera peu à montrer que la morale biblique est plus "utile" que les autres systèmes. Il devra par contre déployer d’importants efforts pour montrer que toute philosophie morale s’enracine préalablement dans une vision plus générale du monde (une métaphysique), qui est immanquablement de nature religieuse. Il perturbera le pluralisme ambiant, s’attirera un certain nombre d’hostilités, mais touchera ainsi au fond de la question. Il importe à nos yeux de travailler à reconstruire un esprit métaphysique chez nos contemporains, de rappeler que tout ne se limite pas au résultat, mais qu’il y a des normes structurantes qu’il convient de respecter, même si cela semble ne pas nous arranger.

Quant au kantisme, il peut paraître à première vue intéressant, mais il convient de rester très réservé. A première vue, l’insistance sur la dignité humaine et sur la place très spéciale qu’occupe l’homme dans la création n’est pas étrangère à la pensée biblique. L’homme a été créé à l’image de Dieu et cela lui donne une spécificité et une plus grande valeur que le reste de la création. Cependant, il convient de rester prudent et de ne pas succomber à ce système, car la distinction entre l’homme et la nature opérée par le kantisme repose sur une raison humaine devenue autonome (i.e. loi à soi-même)9. Les fondements de cette position sont donc erronés : le dualisme moderne ne tient pas compte de l’unité fondamentale de la création de Dieu, qui ne peut être ainsi découpée en deux principes (étendue et pensée) qui s’excluent mutuellement. De plus, la prétention à l’autonomie de la raison humaine est une idolâtrie qui est à l’origine de nombreux problèmes contemporains.

Enfin, le naturalisme est probablement le système le plus compatible avec la pensée chrétienne. Il possède en effet le grand mérite de rappeler à l’homme qu’il n’est pas à l’origine de la norme et qu’une réalité extérieure à son esprit existe. S’il convient de rester assez réservé à l’égard du naturalisme écologiste, qui tend souvent au panthéisme (avec une divinisation de la Terre), la position catholique présente de nombreux bons éléments. Le naturalisme présente cependant deux difficultés qui ne sont pas insurmontables, mais auxquelles il convient d’être attentif. La première est qu’aussi bien l’esprit humain que la nature ont été affectés par la chute. Concrètement, cela implique que la nature ne peut être prise en tout comme modèle (il y a des choses naturelles mais mauvaises), et que l’esprit humain seul n’est pas toujours capable d’exercer le discernement requis. Dieu nous a donné sa Parole et son Esprit pour pallier ces lacunes : n’en faisons pas l’économie, même (et surtout) dans le cadre d’une réflexion éthique. La deuxième difficulté du naturalisme est qu’il peine parfois à intégrer le mandat créationnel dans son système. L’homme a reçu la mission de régner sur la création, ce qui implique notamment de développer des techniques qui lui permettent d’infléchir le cours naturel des choses (par exemple avec la médecine). L’époque dans laquelle nous vivons a vu naître des techniques étonnantes dans de nombreux domaines, et la réflexion manque chez les chrétiens pour savoir quand et pourquoi une technique contemporaine est légitime et quand et pourquoi elle cesse de l’être. Ainsi, le naturaliste se doit d’harmoniser convenablement ce qui relève de la culture humaine (notamment la technique) et la réalité naturelle, faute de quoi il ne fera pas honneur au mandat que Dieu a donné à l’homme lors de sa création, soit en l’outrepassant (technophilie), soit en le méprisant (technophobie).

6. Conclusion

Une fois arrivé au bout de ces lignes, le lecteur ne sera probablement pas un spécialiste en matière de philosophie morale. Le sujet est infiniment plus vaste et complexe qu’il n’y paraît. Le but de cet article était de donner quelques clefs qui pourraient faciliter la compréhension des principaux débats éthiques actuels. Au-delà de cette lecture, il y a un travail d’approfondissement et d’application des principes à la réalité politique et sociale à accomplir — et ce n’est pas la tâche qui manque. Il importe donc que les chrétiens s’encouragent, s’ils tiennent encore à être « le sel de la terre » et « la lumière du monde ».

1 Dans cet article, nous parlerons indistinctement d’éthique et de philosophie morale. Contrairement à plusieurs développements contemporains, nous tenons ces deux notions pour des quasi-synonymes.
2 Pour ceux qui souhaitent aller plus loin, nous conseillons le dictionnaire dirigé par Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996.
3 Notamment dans le domaine des arts, où le naturalisme est un prolongement du réalisme (cf. Emile Zola) et dans celui de la philosophie, où le naturalisme est un rationalisme intégral : seul ce qui est scientifiquement connaissable est réel.
4 Et cela malgré le fait que Jean-Paul II, dans sa lettre encyclique La splendeur de la vérité (Paris, Mame / Plon, 1993) prenne clairement (et à juste titre) ses distances vis-à-vis d’un naturalisme purement immanent en rappelant que la source ultime de toute norme est en Dieu et non en la nature. La nature n’est normative que dans la mesure où elle reflète le caractère de Dieu (les pages 70ss de l’encyclique sont très éclairantes à ce sujet). Il faut cependant relever que lorsqu’elle est présentée au grand public dans le cadre de campagnes politiques, la morale catholique est souvent simplifiée et devient de facto assez clairement naturaliste.
5 Surtout par les écologistes dits "profonds" ou "radicaux", qui prônent un retour intégral à la nature et l’abandon des modes de vie hérités de la révolution industrielle. Lire à ce propos Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992 et notre discussion de ce livre, "Dieu, l’homme et le monde" in Résister et construire, n°47-48, novembre-décembre 2000, pp. 6-19.
6 Il ne faut pas confondre cette conception de la nature, purement mécanique, à celle beaucoup plus riche et différenciée qui fonde la conception naturaliste de l’éthique.
7 Comme par exemple, pour adopter un vocabulaire kantien, celle de la dignité de l’homme, qui repose – nous venons de le voir – sur son autonomie et sa perfectibilité.
8 L’enjeu est de taille, puisque l’utilitarisme instaure un relativisme moral radical. Il n’y a plus de bornes indéplaçables, puisque tout est sujet à l’évaluation subjective du plaisir et de la peine découlant d’une action.
9 On retrouve ici le point de départ de la philosophie moderne : la proclamation de l’autonomie de la raison humaine, qui est un écho de la désobéissance de nos premiers parents, Adam et Eve, qui, en mangeant du fruit de l’arbre de la connaissance, ont manifesté le désir de déterminer eux-mêmes le bien et le mal. Il nous est impossible de développer cette question dans le cadre de cet article, mais les fidèles lecteurs de Promesses voudront bien se référer à notre article "L’idole de l’homme révolté" publié dans le n°138 d’octobre-décembre 2001.

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Rickenbacher Bertrand
Bertrand Rickenbacher est marié et père de trois enfants. Licencié en lettres, il enseigne notamment la littérature française et l’histoire. Il est l’auteur de plusieurs articles sur des thèmes théologiques, éthiques et philosophiques actuels. Par ailleurs, il est ancien d’une église évangélique à Lausanne.