Passer le témoin
Le rédacteur, maintenant âgé, d’un périodique chrétien, aimerait bien passer le témoin. Le directeur d’un centre de vacances évangélique cherche régulièrement de nouveaux moniteurs. Des anciens cherchent de l’aide pour répondre aux besoins de leur église locale… Hélas, beaucoup d’éventuels candidats à la relève paraissent suivre les réunions et les activités de l’église en consommateurs occasionnels, absorbés, piégés par le rythme effréné et les obligations de la société. Aussi la vie de l’église continue de ressembler à un tournoi de tennis où deux joueurs s’épuisent à se renvoyer une balle sous le regard de quelques spectateurs. Pourtant, nombre de jeunes, de nouveaux convertis pleins de zèle, se sont dévoués quelque temps… pour finir par se décourager et rejoindre les rangs du « public » sans avoir trouvé l’accompagnement et l’espace nécessaires à une bonne reprise du témoin.
Une réaction immédiate pousse à accuser le déclin général, le matérialisme de la société, les effets du post-modernisme, le manque d’engagement de la génération montante. Nous savons cependant par l’Ecclésiaste que le présent n’est pas forcément pire que le passé (Ecc 7.10). Il est plus sage de se remémorer, chacun pour soi, l’urgence de notre mission. Paul résume celle-ci à l’attention de Timothée, en lui rappelant sa responsabilité : « Ce que tu as entendu de moi… confie-le à des hommes fidèles qui seront capables, à leur tour, d’en instruire d’autres. » (2 Tim 2.22) Le texte cité évoque bien la course de relais et ses enjeux :
L’équipe américaine de relais 4 x 100 mètres aligne des coureurs parmi les plus rapides du monde. Elle pouvait prétendre à la médaille d’or aux Jeux olympiques de Pékin. Pourtant, elle a été éliminée sans gloire. En tête de la course, les troisième et quatrième relayeurs ont manqué leur transmission et laissé tomber le témoin. Ce n’est pas la qualité des athlètes qui est en cause, mais leur capacité à se transmettre en pleine course le précieux bâton. La transmission est certainement aujourd’hui l’un des enjeux les plus sérieux pour ceux qui ont à cœur le renouvellement et l’édification du peuple de Dieu.
Ce souci jalonne toute la Bible. Plusieurs exemples nous instruisent : Moïse et Josué ; les lévites ; Élie, Élisée et les fils des prophètes ; Jésus et ses disciples ; Paul et ses compagnons : Timothée, Tite, et d’autres encore. Les dernières paroles du Seigneur Jésus à ses disciples, les secondes lettres de Paul à Timothée et de Pierre nous encouragent, à leur suite, à considérer attentivement l’importance cruciale de ces questions. Qui est concerné ? Que transmettre ? Quels liens entre formation et transmission ? Que signifie passer le témoin dans la perspective du service chrétien ? Comment le faire ? Ces lignes proposent quelques pistes de réflexion.
La transmission du témoin : qui doit s’en charger ?
La transmission n’est pas l’affaire de quelques élites blanchies sous le harnais et de quelques brillants élèves d’instituts bibliques renommés. C’est l’affaire de tous les chrétiens puisque tous sont appelés à servir, tous ont reçu un don, un service à faire valoir pour l’édification du corps de Christ. Toutefois, les bergers, les enseignants et les anciens paraissent plus particulièrement investis de cette tâche (Éph 4.12, 1 Tim 4 et 1 Pi 5).
La transmission du témoin : dans quelle perspective ?
Dieu nous appelle à collaborer avec lui pour préparer ceux qui formeront et serviront l’Église de demain. Nous n’avons pas à former des imitateurs qui sachent seulement perpétuer les activités et les formes telles que nous les avons toujours vécues.
L’apôtre Paul travaillait lui-même constamment à trois niveaux distincts pour l’édification harmonieuse du corps de Christ :
Si elle vise ces trois objectifs, la transmission entre les générations et entre les serviteurs pourra se faire de manière continue et enrichissante.
La transmission du témoin : oui, mais quel témoin ?
On ne peut transmettre que des choses que l’on a reçues et dont on est pleinement convaincu (cf. 2 Tim 1.13-14 ; 3.14 ; 2 Pi 1.12). Les spécialistes de la formation professionnelle utilisent volontiers cette formule : « Transmettre un savoir, un savoir-être et un savoir-faire ». Inconsciemment, ils appliquent le modèle biblique – un programme complet qui concerne l’intelligence, le cœur et la pratique :
1) Savoir : il s’agit des connaissances objectives, fondées sur l’enseignement de la Parole de Dieu écrite, inspirée, soigneusement étudiée et interprétée (1 Tim 4.6 ; 2 Tim 3.15-16 ; 2 Pi 1.16-21). Le socle des savoirs à transmettre est la doctrine des apôtres :
2) Savoir-être : la connaissance du coeur, pas seulement intellectuelle, mais subjective, expérimentale, liée à une piété personnelle exigeante qui forme, transforme, fortifie par l’attachement à Christ ; qui aide à revêtir le caractère de serviteurs par une transformation intérieure continue (Rom 12. 1-3). Paul demandait à Timothée de s’exercer à la piété (1 Tim 4.7-16), de s’imprégner de l’Écriture pour être enseigné, convaincu, corrigé, instruit, accompli (2 Tim 3.16), et Pierre encourageait les chrétiens, participants de la nature divine, à joindre à leur foi, entre autres choses, la force morale (2 Pi 1.5-11).
3) Savoir-faire : la connaissance n’est acquise que si elle est mise en pratique et peut être transmise. Comment préparer chacun selon le don ou le service reçu, selon ses aptitudes ? N’est-il pas nécessaire de personnaliser la formation différemment pour celui qui veut faire l’œuvre d’un évangéliste, pour celui qui aime la collaboration technique, ou pour ces autres qui se destinent à l’enseignement des enfants, ou aux soins pastoraux ? Paul recommandait à Timothée de rechercher des hommes fidèles et capables, préparés à accomplir des œuvres bonnes (2 Tim 1.2). Pierre précise que ceux-ci ne devraient pas être sans activité, ni sans fruit (2 Pi 1.8).
La transmission du témoin : quand et comment ?
La transmission s’accomplit parfois dans des circonstances difficiles. Elle doit s’adapter aux situations morales et sociales défavorables, c’est pourquoi Paul et Pierre ont pris soin de décrire prophétiquement l’évolution de la chrétienté et du monde où nous sommes appelés à vivre et à témoigner (2 Tim 3 et 4 ; 2 Pi 2 et 3).
Recevoir le témoin requiert l’acquisition de compétences pratiques, selon les situations. Ces compétences se développent peu à peu dans la proximité d’un maître-serviteur, tuteur ou coach aimé et respecté ; celui-ci enseigne, donne l’exemple et accompagne la prise de responsabilités de plus en plus grandes, et de moins en moins protégées. Il s’agit d’entraîner à l’autonomie le disciple du Seigneur jusqu’à ce qu’il devienne un homme de Dieu capable de porter le témoin et d’instruire les autres à son tour.
Ce scénario n’est pas tiré d’un ouvrage de management à la mode ; il ressort de plusieurs exemples de la Bible :
a) Josué apprit et servit longtemps dans la proximité immédiate de Moïse (Ex 33.11) ; en même temps, il fut très tôt appelé à une responsabilité significative comme chef de l’armée opposée à Amalek. Inexpérimenté, il fut protégé et encouragé par la présence et par l’intercession de Moïse (Ex 17.8-16). Il apprit de ses propres erreurs (Nom 11.24-29). Choisi pour explorer le pays de Canaan, il démontra sa foi et sa fidélité à Dieu et à Moïse lors d’une tragique mise à l’épreuve, et se vit ainsi fortifié dans sa capacité à conduire le peuple (Nom 13 et 14). Il était dès lors successeur potentiel de Moïse, mais allait servir loyalement à ses côtés trente-huit ans encore. Le moment venu, Moïse lui transmettra le témoin dans une triomphante cérémonie d’adieux (Deut 31-34).
b) Les leçons du Seigneur à ses disciples dans l’Évangile de Marc sont un modèle : « Il appela à lui ceux qu’il voulait… Il les établit pour être avec lui et les envoyer. » (Marc 3.13-14 ; Jean 15.16) Il les envoie avec une mission et des ressources (Marc 6.7-13). Au retour, Jésus les invite auprès de lui pour un temps de compte rendu et de repos (6.30-32). Puis il leur confie à nouveau des responsabilités et les implique dans son travail (6.34-44). Il les met à l’épreuve dans la tempête (6.45-52) ; puis sans désespérer d’eux, il continue à les solliciter (8.1-9). Jusqu’à la fin, il continuera ainsi à les préparer par une alternance d’enseignement, d’exemple donné, d’incitation à la pratique. Au moment de les laisser poursuivre sa mission, il les prend avec lui, s’oubliant lui-même dans un ultime service d’amour, pour un séminaire exceptionnel de transmission (Jean 13-17).
c) La relation de Paul avec Timothée, son enfant dans la foi, confirme la démarche biblique de transmission. L’apôtre est à l’origine de sa conversion (env. 46-48 ap J.-C.). Assuré par l’église locale de l’engagement authentique de Timothée, Paul en fait son compagnon de voyage (env. 50-52 ; Act 16.1-2 ; 17). Tout au long de son ministère, l’apôtre entretiendra avec lui une relation de communion particulièrement féconde. En même temps, il lui confiera des responsabilités de plus en plus importantes :
La transmission du témoin : comment la faciliter ?
L’appel, la formation, le service sont d’abord l’œuvre de Dieu, et une expérience cachée entre le serviteur et son Maître (Jean 15.5 ; 16 ; 1 Cor 4.1-5). Mais parallèlement à cette préparation, directement dépendante de la relation du chrétien avec son Père céleste, qu’est-ce qui peut favoriser concrètement le passage du relais au sein de l’assemblée ? Les exemples qui suivent permettent d’esquisser une stratégie pour faciliter cette transition :
Une transmission progressive
La transmission du témoin ne devrait pas attendre le moment où celui qui faisait presque tout cède la place à celui qui ne faisait presque rien, mais plutôt correspondre à une prise de responsabilité partagée et progressive. De plus, l’avenir étant plus important que le passé, la transmission devrait être pensée d’abord en fonction de celui qui reçoit le témoin. Telle devrait être l’orientation d’un serviteur expérimenté et encore capable d’accompagner un jeune serviteur qui s’engage. Car que vaut une transmission de témoin arrachée à la dernière minute à un serviteur à bout de souffle, ou improvisée par un responsable déjà âgé, peut-être lassé d’avoir longtemps attendu ? Paul est converti depuis une quinzaine d’année et Timothée depuis cinq ou six quand il le prend avec lui. C’est après seulement dix ans de vie chrétienne que Timothée reçoit la difficile mission de Corinthe.
Une transmission confiante
Gardons-nous de considérer les jeunes avec crainte, ou avec un quelconque mépris, avec condescendance (1 Cor 16.11 ; 1 Tim 4.12). Accordons-leur délibérément et très tôt notre confiance. Ils sont promesse de fruit et de renouvellement si nous savons les protéger, les aider à grandir dans la foi et à devenir parties prenantes dans le service.
Une transmission empreinte de discernement
Beaucoup d’exemples bibliques montrent que les serviteurs utiles ont été appelés précisément par le Seigneur ou par d’autres serviteurs. On peut en déduire que le relais se transmet, davantage qu’il ne se prend, mais ce fait met l’accent sur la responsabilité de bien connaître le troupeau (Pr 27.23), de discerner les dons reçus, la foi, l’engagement des plus jeunes et puis de susciter, d’encourager, d’informer, peut-être de désigner ou d’inviter à partager précisément tel ou tel service. Il ne s’agit évidemment pas de faire précocement pression sur qui que ce soit. La transmission ne revêt pas une forme particulière, chaque situation est différente : Moïse demande à Josué de choisir des hommes pour combattre Amalek (Ex 17.9), les apôtres demandent aux frères réunis de choisir parmi eux des personnes capables de s’occuper des veuves (Act 6.3), et parfois même l’Esprit Saint intervient pour mettre à part deux serviteurs pour un ministère particulier (Act 13.2,3).
Une transmission doublée d’une mission
Paul envoyait ses compagnons pour des missions précises. La première lettre à Timothée comme l’Épître à Tite sont de véritables cahiers des charges pour la conduite de l’église locale. De plus, l’apôtre prenait soin d’informer les bénéficiaires de la mission afin de protéger ses collaborateurs (1 Cor 16.10-12).
Une transmission dans l’unité de l’Esprit
Paul et Pierre étaient très attachés au maintien des liens noués avec ceux qui poursuivaient le ministère. Leur intercession était continuelle. La seconde Épître de Paul à Timothée et la deuxième Épître de Pierre sont des testaments spirituels qui complètent la formation commencée. Ces textes encouragent les « transmetteurs » d’aujourd’hui à rester concernés, solidaires, pour assurer un soutien moral et rester disponibles envers les collaborateurs plus jeunes.
Une transmission sans tyrannie
On retrouve ici la nécessité de respecter le lien primordial entre le serviteur et son Maître divin. Ce qui est transmis est un travail pour Dieu, pas un fond de commerce ou une entreprise personnelle. Ainsi Paul laisse place à l’initiative de ses compagnons. Il accepte que ses frères aient une vision différente de la sienne (1 Cor 16.12). Il est heureux des comptes-rendus missionnaires qu’il reçoit, et malgré les avertissements ou les exhortations dispensés à ses jeunes collaborateurs, il n’est jamais question de contrôle ou de reprise en main. Belle leçon de confiance pour la transmission aujourd’hui.
La transmission du témoin : un cap délicat
Ceux qui reçoivent le témoin des mains d’un serviteur plus ancien doivent être attentifs et faire preuve d’une grande délicatesse de cœur. Le moment peut être douloureux pour celui qui cède sa place. Ce n’est pas sans raison que Paul laisse percer sa fragilité et souhaite ardemment la présence de Timothée. Seuls ceux qui traversent ces moments peuvent dire la difficulté à accepter complètement des limites nouvelles, l’émotion douloureuse de voir d’autres continuer l’oeuvre de leur vie, avec tout ce qu’elle a coûté de joies et de peines, l’appréhension devant le mystère de leur propre mort. Alors l’exemple de Paul et de Pierre parlant précisément l’un de « sa course achevée », l’autre du « temps de déposer sa tente » devient très riche. Les deux apôtres trouvent les ressources pour dépasser leur propre situation, pourtant difficile. Ils sont capables de voir au-delà d’eux-mêmes, de leur propre vie, pour se préoccuper encore des autres et de la continuation de l’œuvre de Dieu.