Les droits du Maître
Je logeais, raconte un de nos amis, chez un riche propriétaire, dont le jardin était magnifique. Il avait la plus belle collection de roses que l’on puisse voir. Son jardinier, homme fort habile dans son métier, était fier de ses rosiers, de l’un surtout qui portait trois roses de toute beauté, trois roses parfaites de couleur, d’élégance et de parfum. Chaque matin le jardinier se promenait à travers les plates-bandes, passant l’inspection de ses plantes, comme un chef de ses soldats.
Un jour, le brave homme s’approcha de son rosier préféré. À son grand étonnement, les trois roses avaient été cueillies ! Plein de colère et soupçonnant quelque domestique d’avoir commis cette déprédation, il se dirigea vers la maison : « Quelqu’un a pris mes roses ! cria-t-il. Il faut que je sache qui c’est ! » Mais sa colère tomba bientôt et fit place à un silence respectueux, lorsque l’un de ses aides lui apprit que le maître était venu avant lui au jardin et que c’était lui qui avait cueilli les fleurs royales.
Le maître ! Tout est dans ce mot-là. Le jardinier pourrait oublier que le jardin n’est pas à lui, mais à celui qui le lui a confié. Le maître n’a pas besoin de la permission de son serviteur pour faire usage de ce qui lui appartient.
Ce trait n’est-il pas d’une explication trop facile ? Vous aussi, […], vous avez cultivé avec amour, peut-être avec passion, quelque fleur de choix, et tout à coup le Maître vous l’a ravie. Cette fleur, c’était peut-être un enfant ; sa mort vous en a séparé. Oh ! quel déchirement cruel ! Pourtant, l’enfant n’était pas à vous, mais à Dieu. Qu’avez-vous à dire, si Dieu a voulu reprendre ce qui lui appartenait, s’il a voulu orner son palais céleste d’une des plus belles fleurs de la terre ?
Peut-être avez-vous cultivé un art, un talent qui vous était confié pourque vous le fissiez valoir à la gloire de Dieu. Vous ne vous en êtes servi que pour vous-même ; pour le plaisir que vous en retiriez, pour les éloges qu’on murmurait autour de vous. Et le Maître a repris ce talent.
Adorateur du succès, vous avez vu se briser votre idole ; il ne vous en reste que les débris et que le souvenir…
Le Maître ! Ce mot paraît odieux à bien des gens, et il ne résonne agréablement aux oreilles de personne.
Notre cœur indompté ne veut pas reconnaître d’autorité supérieure ; il ne veut d’autres maîtres que ceux dont il lui est loisible de changer à son gré.
Ceux qui, au nom d’une fausse science et d’une vaine philosophie, parlent aux hommes d’indépendance absolue, sont sûrs de plaire à la foule. Et la raison pour laquelle l’Évangile est si peu populaire, malgré son libéralisme et l’élévation de sa morale, c’est que l’Évangile reconnaît et proclame les droits du Maître. Les hommes ne savent pas ou ne veulent pas voir que l’obéissance à des forces supérieures et invisibles est un axiome, un fait auquel un fait auquel on n’échappe pas. Donnez-lui le nom que vous voudrez, appelez-le Hasard, Fatalité, Destin, il n’en demeure pas moins vrai que quelque chose est plus fort que vous, plus fort que tout et que tous. Mais ce Maître souverain n’est point une force anonyme, arbitraire et inconsciente. Il n’y a pas de fatalité. Nous ne sommes pas les jouets de forces aveugles. Il y a un Maître sans doute, mais ce Maître est un Père, et tout ce qu’il fait, même ce qui nous paraît le plus cruel, a une raison bienveillante. En un mot, il fait notre éducation. Dans ses colères apparentes, même les plus terribles, il ne brise rien que ce qui devait être brisé nécessairement ; il respecte ce qui doit durer, ce qui vaut la peine d’être conservé ; que dis-je ? Il ne détruit l’apparence des choses que pour mettre en évidence leur réalité et préparer leur perfection. Soumettons-nous donc de bon cœur à ce Maître, qui nous a prouvé son amour en s’imposant à lui-même la plus dure souffrance, puisqu’il a donné son Fils pour sauver notre âme et celle de nos enfants !