Jésus et les pécheurs
Parmi les termes caractéristiques de l’Évangile selon Luc figure le mot « pécheur »1. Les spécialistes hésitent sur le sens exact que recouvrait ce terme à l’époque ; il pourrait désigner :
– soit toute personne qui ne respectait pas strictement la loi et les traditions des pharisiens ;
– soit quelqu’un connu publiquement pour son immoralité ou pour sa profession honteuse — d’où la fréquente association des « pécheurs » avec les collecteurs d’impôts et les prostituées. Quoi qu’il en soit, un « pécheur » était méprisé, rejeté, stigmatisé par les bien-pensants religieux de l’époque. Or ce sont ces pécheurs que Jésus va fréquenter, attirer et sauver.
Nous sommes tous convaincus que Jésus est notre modèle (cf. 1 Pi 2.21) ; mais notre comportement est bien souvent plus proche de celui des pharisiens que de celui du Maître ! Au travers de cinq récits de l’Évangile, cherchons à débusquer les failles de nos raisonnements et de notre conduite.
1. Le festin chez Lévi
(Luc 5.27-32) : Jésus fréquente les pécheurs
À peine a-t-il entendu l’appel de Jésus que Lévi, le collecteur d’impôts, fête ce changement en organisant un grand festin auquel il convie ses proches. Et la polémique ne tarde pas à éclater avec les pharisiens !
- Selon leurs détracteurs, Lévi n’aurait pas dû faire un festin, ni Jésus y participer : notre conception de la pureté nous conduit volontiers à refuser de participer à certaines activités jugées mondaines et à cultiver une séparation stricte d’avec ceux que nous considérons comme des pécheurs2. Peut-être n’en avons-nous jamais invité chez nous ; peut- être avons-nous toujours refusé d’être invités chez eux; peut-être même ne sommes-nous proches personnellement d’aucun. Alors comment auront-ils accès à l’évangile si tous les chrétiens se détournent d’eux (cf. Rom 10.14) ?
- l Les pharisiens s’adressent aux disciples de Jésus et non pas directement à lui : qu’il est tentant de parler entre nous des mœurs peu recommandables de tel ou tel pour les pointer du doigt !
- Les pharisiens sont bien d’accord que les pécheurs du festin sont « malades ». Or Jésus est précisément venu pour ces personnes- là. Si notre propre justice nous suffit, nous n’intéressons pas Jésus.
2. La femme chez Simon (Luc 7.36-50) : Jésus regarde une pécheresse
Elle n’était pas la bienvenue dans la maison du pharisien Simon, cette femme de mauvaise vie !
Mais elle réussit à s’introduire et s’occupe de rendre à Jésus les égards que l’hôte orgueilleux a négligés. Jésus « répond »3 alors aux critiques que Simon se fait intérieurement par une petite histoire et une invitation.
- Par son histoire, le Seigneur demande au pharisien de comparer les situations de deux débiteurs. Nous aimons tellement « quantifier » le péché et « estimer »4 qui est le plus pécheur — en oubliant que nous sommes tous endettés !
- Par son invitation, Jésus dit à Simon de « regarder » la pécheresse. Quel regard porté-je sur ce couple ho- mosexuel assis en face de moi dans le train ? sur l’amie qu’une fille de l’église a invitée et qui détonne avec ses cheveux teints en bleu et ses piercings ? sur ce voisin que sa femme a quitté parce qu’il a eu une liaison extra-conjugale ?
Un regard de méfiance, de rejet, de jugement ? ou bien un regard comme celui de Jésus qui a fait fondre le cœur de l’invitée surprise ?
Simon n’a rien donné à Jésus — ni eau, ni baiser, ni huile. Un cœur sec juge et ne donne pas. Un cœur rempli d’amour donne, à l’image de Dieu (Jean 3.16).
3. Les paraboles de Luc 15 : Jésus va chercher le pécheur
« Tous les collecteurs d’impôts et les pécheurs s’approchaient de Jésus pour l’écouter. Mais les pharisiens et les spécialistes de la loi murmuraient, disant : Cet homme accueille des pécheurs et mange avec eux » (Luc 15.1-2, S21).
Les bien-pensants religieux reprochent à Jésus « d’accueillir des pécheurs » ! Peut- être auraient- ils voulu que ces derniers se mettent à suivre la loi avant de venir écouter Jésus ? Peut-être aimerions-nous accueillir dans nos églises des personnes qui ont déjà renoncé à leur inconduite sexuelle, qui ont déjà mis leur vie en ordre comme nous le pensons. Mais les pécheurs doivent d’abord « s’approcher pour écouter », tels qu’ils sont, avec leur vie en désordre, pour que Jésus les trouve et qu’ensuite leur vie puisse changer progressivement.
C’est dans ce contexte que Jésus énonce trois paraboles qui, de fait, n’en font qu’une : celle de la brebis perdue, celle de la drachme perdue et celle du fils perdu — pour reprendre les titres de la Bible Segond NEG. Mais à qui Jésus s’adresse-t-il vraiment ? À qui affirme-t-il qu’il y a de la joie dans le ciel et devant les anges de Dieu pour un pécheur qui se repent ? Aux pharisiens, d’abord et non aux collecteurs d’impôts ou aux pécheurs ! Et à qui s’adresse la troisième parabole souvent si mal nommée5 ? À ces mêmes pharisiens auquel le fils aîné ressemble si bien… et à nous-mêmes si fiers de « n’avoir jamais transgressé » les commandements de Dieu (cf. 15.29). Alors réjouissons-nous sans arrière-pensée dès que quelqu’un dont le style de vie nous déplaît commence à « s’approcher pour écouter » : Jésus est en train de le chercher !
4. La parabole du pharisien et du publicain (Luc 18.9-14) : Jésus ne méprise pas le pécheur
Pour enfoncer le clou et essayer de les toucher enfin, Jésus raconte encore une parabole « à l’intention de certaines personnes qui étaient convaincues d’être justes et qui méprisaient les autres » (Luc 18.9, Segond 21). C’est la fameuse parabole du pharisien et du publicain. Quel mépris chez ce pharisien pour « le reste des hommes », qualifiés de « voleurs, injustes, adultères » ! Dieu, par contraste, est trop puissant pour mépriser qui que ce soit (Job 36.5). Jésus accueille « quiconque » se reconnaît comme un pécheur.
En lisant cette parabole, nous nous mettrons spontanément plutôt dans la peau du publicain justifié que du pharisien. Après tout, nous sommes héritiers de la Réforme et pleinement persuadés du « sola gratia »une parabole « à l’intention de certaines personnes qui étaient convaincues d’être justes et qui méprisaient les autres » (Luc 18.9, Segond21). C’est la fameuse parabole du pharisien et du publicain. Quel mépris chez ce pharisien pour « le reste des hommes », qualifiés de « voleurs, injustes, adultères » ! Dieu, par contraste, est trop puissant pour mépriser qui que ce soit (Job 36.5). Jésus accueille « quiconque » se reconnaît comme un pécheur.
En lisant cette parabole, nous nous mettrons spontanément plutôt dans la peau du publicain justifié que du pharisien. Après tout, nous sommes héritiers de la Réforme et pleinement persuadés du « sola gratia »6. Et pour illustrer le cas du pharisien, qui se croit tellement juste et qui s’entend reprocher sa piété légaliste, de multiples. Et pour illustrer le cas du pharisien, qui se croit tellement juste et qui s’entend reprocher sa piété légaliste, de multiples noms nous viendront à l’esprit… Mais nos fortes convictions, notre bonne morale, même notre assurance du salut par grâce, peuvent former une carapace de « bon chrétien évangélique » et nous conduire à mépriser les « autres », ceux « du dehors ». Or la vraie piété ne peut pas s’inscrire en opposition avec les autres hommes, si pécheurs ou si pétris de doctrines imparfaites (voire fausses) qu’ils puissent nous paraître.
Mais nous pouvons aussi développer une attitude ouverte vis-à-vis des autres, être attentifs à eux, les écouter… Et tout au fond, une petite voix va alors nous susurrer : « Ô Dieu, je te remercie de ce que je ne suis pas comme ce frère de mon église, qui est un peu borné, sûr d’avoir raison. Moi, je suis ouvert, je m’intéresse aux autres, je les accueille tels qu’ils sont… » Ainsi, plus nous croyons échapper à la pointe de cette parabole, plus elle nous ramène à nous-mêmes. Il faut accepter le constat : le pharisien, au fond, c’est moi ! Il me faut descendre de mon piédestal (y compris celui de mon humilité, souvent si fausse), pour prendre vraiment la place du publicain. Non pas en justifiant le mal (le publicain ne se vante pas de son péché, mais le reconnaît devant Dieu), mais en recevant la grâce de Dieu, qui nous détourne de nous-mêmes.
5. L’invitation chez Zachée (Luc 19.1-10) : Jésus est accueilli par un pécheur
Ce cinquième épisode amplifie le message des précédents : ce n’est plus un pécheur, mais un « pécheur en chef » : Zachée dirigeait les collecteurs de taxes ; et ce ne sont plus les seuls pharisiens qui murmurent contre le comportement de Jésus, mais « tous » (19.7). Implicitement, le récit ouvre plusieurs questions :
- l Zachée peut-il être sauvé ? Oui, répond Jésus, « celui-ci est aussi un fils d’Abraham ». Toute personne, même celle que nous jugerions a priori la plus éloignée du salut, a accès par la foi à la bénédiction du croyant Abraham. Comme l’exprime un ancien cantique, « il n’est personne qu’il veuille écarter du salut ». Soyons-en persuadés !
- Zachée peut-il accueillir Jésus ?
Oui, c’est même le Seigneur qui le lui demande. Il ne vient pas seule- ment sauver le pécheur, mais il veut « demeurer » chez lui, avec toute la riche palette de sens de ce verbe, si fréquent dans la bouche de Jésus. Lorsque quelqu’un extérieurement éloigné de la foi se tourne vers Christ, il peut nous arriver d’être dubitatifs : n’est-ce pas qu’un feu de paille ? cette foi nouvelle sera-t-elle durable ? Oui, car quand Jésus fait sa demeure dans une âme, c’est pour l’éternité et ce- lui qui a commencé une bonne œuvre la rendra parfaite (Phil 1.6). - Zachée peut-il vraiment changer ? Oui, et il le prouve, en prenant immédiatement des résolutions qui vont bien au-delà des exigences de la loi. Ce voleur de collecteur devient donateur! Nous pensons, à tort, que certaines mauvaises habitudes sont indéracinables. Si l’œuvre de sanctification de l’Esprit dans chaque croyant est progressive, certains changements peuvent être rapides. L’amour « espère tout » !
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« Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant, et vous dites : Voici un mangeur et un buveur, un ami des publicains et des pécheurs » (7.34, Darby). Jésus se décrit ainsi, rapportant les propos qu’on tient sur lui. Comment me qualifie-t-on ? comme un ami des fêtards et des transgenres ? un ami des dealers et des homosexuels ? La question sonde en premier lieu l’auteur de ces lignes. Le Seigneur nous appelle avant tout à un changement intérieur. Un changement sur la façon dont nous considérons ceux que nous jugeons être des « pécheurs » et sur la façon dont nous nous voyons nous-mêmes, si confiants dans notre propre justice. Ce changement, son Esprit peut le produire en versant son amour en nous mais il nous incombe aussi de le rechercher. Alors nous serons davantage semblables au Maître, qui était à la fois « séparé des pécheurs » (Héb 7.26) et « l’ami des pécheurs ».
- Le terme grec « amartolos » figure 18 fois dans Luc contre 5 fois dans Matthieu, 6 fois dans Marc et 4 fois dans Jean.
- Notons que Luc les désigne simplement comme « d’autres personnes » (5.29).
- Le verbe traduit par « prit la parole » (NEG, BFC) peut aussi être traduit par « répondit » (Darby, BS).
- C’est ainsi que Darby traduit le verbe hypolambano.
- L’appellation la plus fréquente est « la parabole du fils prodigue ».
D’autres la nomment « la parabole des deux fils » ou « la parabole du père admirable ». Tim Keller a trouvé un titre magnifique pour son livre, Le Dieu prodigue (Éd. La Maison de la Bible, 2013), dont nous recommandons chaudement la lecture. - « Par la grâce seule » : cette locution latine est une des cinq par lesquelles on résume parfois l’enseignement de la Réforme protestante ; elle signifie que le pécheur est sauvé par la seule grâce de Dieu et non pas par des œuvres méritoires.