La quête mystique
Nous autres chrétiens sommes encouragés par l’Écriture à marcher de progrès en progrès, à viser le meilleur selon Dieu : « Que tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui mérite l’approbation, ce qui est vertueux et digne de louange, soit l’objet de vos pensées » (Phil 4.8). Il s’agit donc de tendre à une vie spirituelle de qualité. À fuir le minimalisme, la médiocrité, la passivité, la paresse d’esprit. À combattre le bon combat de la foi (cf. Phil 3.14 ; 1 Cor 9.24 ; Héb 12.1,2). Qui peut ne pas se sentir concerné par de telles exhortations ?
Dans l’espoir de favoriser leur épanouissement spirituel, beaucoup d’esprits fervents se tournent aujourd’hui vers une piété d’inspiration mystique. Ce choix n’est pas anodin. Au sein du monde évangélique, des tendances affirmées dès les années 1970, mais déjà perceptibles antérieurement, prennent aujourd’hui des tournures aberrantes — à rebours du but recherché. Alors pourquoi tant de fourvoiements sur la route d’une spiritualité en harmonie avec la volonté de Dieu ? Et comment les éviter ?
1. D’une mauvaise théologie biblique à une fausse évaluation de nos vrais besoins
Un vœu profond de changement intérieur, d’épanouissement spirituel est louable. Toutefois, il arrive que la source de ce désir soit trouble, et le but visé moins chrétien qu’il n’y paraisse.
Premier indice d’une mauvaise assise : se croire automatiquement guidé par l’Esprit et approuvé de Dieu. La Bible, pleine de réalisme, nous incite à la prudence. Elle nous exhorte à veiller sur nous-mêmes (1 Tim 4.16). Elle nous enseigne que l’âme humaine (c.à.d. le siège de nos sentiments, de notre intelligence et de notre volonté) mérite d’être surveillée de près. En effet, la conversion à Christ — la nouvelle naissance spirituelle par l’Esprit — ne libère pas instantanément notre âme de sa nature pécheresse. Notre cœur, par ses raisonnements, ses dispositions, ses penchants reste potentiellement capable d’engendrer « mauvaises pensées, meurtres, adultères, prostitutions, vols, faux témoignages, blasphèmes » (Mat 15.19 ; cf. Rom 7.18 ; Jac 4.1-7). Il y a donc des élans du cœur qu’il s’agit d’apprendre à identifier, à réprimer et à dominer (Rom 8.5-9).
Dans notre combat pour le discernement des choses les meilleures selon Dieu, nous avons également à traverser le labyrinthe des idées reçues. La culture antichrétienne, hédoniste, émotionnelle et permissive qui est la nôtre nous conditionne, parfois à notre insu. Ainsi, notre âme peut facilement se gonfler d’envies, d’aspirations, d’ambitions que nous estimons légitimes, mais qui égarent. Nous avons besoin d’un fil à plomb, d’un éclairage, extérieurs à nous-mêmes, pour juger du caractère de nos impulsions (ou de nos pulsions), et pour orienter nos âmes vers les seuls objets véritablement nécessaires à notre salut.
Notre responsabilité de chrétiens est donc premièrement de rester constamment dépendants de Dieu et remplis de l’esprit « de force, d’amour et de sagesse » qu’il nous a donné à notre conversion (2 Tim 1.7b). Notre esprit — cette partie de nous-mêmes qui est destinée à une réconciliation et à une communion éternelle avec Dieu — ne peut prospérer de manière autonome. Pour être agissant et capable de piloter notre âme, notre esprit reçoit énergie et clairvoyance par la Parole de Dieu : « Car la parole de Dieu est vivante et efficace, plus acérée qu’aucune épée à double tranchant ; elle pénètre jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit […] ; elle juge des sentiments et des pensées du cœur » (Héb 4.12). De plus, notre esprit doit s’appliquer à obéir à cette parole en vue d’une meilleure connaissance de notre Seigneur Jésus-Christ, à cause de notre entrée prochaine dans son royaume éternel (2 Pi 1.3-11). « C’est pourquoi, rejetant tout excès de méchanceté, recevez avec douceur la parole qui a été plantée en vous et qui peut sauver vos âmes » (Jac 1.21).
Ne confondons donc pas croissance spirituelle (la « sanctification » selon Jean 17.17 ou 1 Thes 4.3,7) et culture de nos envies instinctives de dépaysement psychologique.
2. D’une fausse évaluation de nos vrais besoins à l’égarement spirituel
Comme le rappellent les passages de l’Écriture mentionnés ci-dessus, vivre en laissant notre âme naturelle (notre « vieil homme », notre « chair ») gouverner équivaut à retourner à la vaine manière de vivre que nous avions condamnée et quittée. S’ensuivent alors de mauvais fruits dans notre marche chrétienne. C’est en partie pour éviter une telle inconséquence que le Seigneur a enseigné ses disciples et que les apôtres ont rédigé leurs Épîtres, parfois dans les larmes.
Parmi les destinataires de ces textes, des églises qui souffraient de carences morales plutôt triviales (animosités, immoralité, mondanité). Mais d’autres qui présentaient des symptômes plus subtils. Leur désordre était comme camouflé sous la respectabilité religieuse, sous une apparence de spiritualité « chrétienne » prétendument supérieure. Certains membres influents se distinguaient par leur illuminisme, se disant porteurs de révélations spéciales (et supérieures) ; ou par leur autodiscipline ascétique (une forme de légalisme) ; ou encore par un christianisme « augmenté » de concepts de la philosophie ou de la psychologie humaine (cf. Col 2.4,8,16-23).
Les Épîtres bibliques sont claires : ces meneurs se déroutent du chemin de Dieu. S’écartant progressivement de l’essentiel, ils ne s’attachent plus au « chef », Jésus-Christ, mais cèdent à leurs pensées charnelles et orgueilleuses. Il est donc primordial qu’ils se repentent et retrouvent la simplicité à l’égard de Christ (cf. 2 Cor 11.1-5).
Pourtant, que de croyants en quête de mieux courent aujourd’hui sans prudence derrière de tels « serviteurs (ou servantes) de Dieu » (évangéliques, catholiques ou orthodoxes) à cause des révélations exceptionnelles dont on les croit détenteurs. Cette spiritualité nourrie de notions et de préceptes humains ne contribue réellement qu’à « la satisfaction de la chair » (cf. Col 2.23).
3. De l’égarement spirituel à l’hérésie mystique
On l’a dit, la pratique religieuse actuelle est souvent dominée par une subjectivité envahissante. Plus que cela, la spiritualité chrétienne, minée par les égarements dont nous avons parlé, ne fait plus barrage aux thèses les plus antichrétiennes. Ainsi, les années passées ont vu l’entrée en force, même au sein d’églises réputées conservatrices, d’un des concepts phares du mysticisme oriental : à savoir que Dieu habite naturellement au centre de tout être humain (une variante du panthéisme antique), et que l’enjeu consiste à redécouvrir ce noyau divin de notre personne. Bien que les mystiques « chrétiens » aient souvent considéré cette présence divine immanente comme une conséquence de la conversion ou du baptême, la conception orientale tend à l’emporter. Elle consiste à penser que la divinité est innée et universelle, mais demande à être affranchie de sa prison corporelle. Cette « vision du monde » s’invite facilement en Occident, parce que c’est ici l’expérience (le ressenti) qui fait foi. Moments d’extase (de transes ?), de dissolution du moi personnel en Dieu (?) ou dans le grand Tout (?) ; impression d’échapper au carcan du temps, de l’espace et de son propre corps ; rencontres avec des êtres surnaturels ; diverses sensations très fortes, tout cela suffit à légitimer — faussement — la démarche mystique.
Pour ces « croyants », pas besoin d’exposer leur « vécu » à la lumière de toute l’Écriture. Pourquoi le faudrait-il si des techniques de méditation, de respiration ou de descente en soi-même peuvent conduire n’importe qui à l’expérience directe de la présence divine ? Et pourquoi insister sur le caractère exclusif du message chrétien si les mystiques de toutes les religions (en particulier leurs représentants chamaniques, hindouistes, bouddhistes, kabbalistes ou soufis) parviennent sans l’Écriture à l’« union sacrée » avec le cosmos, avec « l’âme universelle » de Dieu ?
Un honnête examen de cette dernière voie montre qu’elle ne peut conduire à Dieu pour bien des raisons. Elle annule, entre autres choses :
– la possibilité du Dieu personnel, éternel, créateur, transcendant (c.à.d. absolument distinct de sa création), trois fois saint et juge de tous les vivants — tel qu’il est révélé par l’Écriture ;
– la réalité du péché originel, qui nous barre l’accès à Dieu ;
– la réalité de la perdition éternelle et de l’enfer ;
– la révélation écrite, complète, parfaite et suffisante de l’Écriture sainte ;
– l’œuvre expiatoire unique et parfaite de Jésus-Christ, Parole incarnée et Fils de Dieu, seul Médiateur entre Dieu et les hommes ;
– la réelle portée de l’activité de Satan dans le monde ; le sens de la défaite que Christ lui a infligée à la Croix ;
– l’œuvre du Saint-Esprit, seul moyen d’être convaincu de péché, de justice et de jugement ; seule voix capable de nous ouvrir à l’Évangile ; seul instrument assez puissant pour engendrer la vie de Dieu en nous et nous rendre capables de vivre en communion avec Christ ;
– le sens biblique de la conversion, de la sanctification, de la justification et de la glorification finale ;
– le sens biblique de l’Église, corps universel de Christ.
Mais, objectera-t-on, ne peut-on vivre en mystique chrétiennement, sans rejeter tous ces éléments de doctrine ? N’y a-t-il pas un mysticisme acceptable ?
4. Pourquoi le mysticisme ne doit pas nous faire lâcher la proie pour l’ombre
Le mysticisme porte en lui-même une ambition trompeuse et toxique, pour l’une ou pour plusieurs des raisons qui suivent.
En effet, le croyant habité de la foi véritable, celle qui sauve…
- se nourrit de la Parole écrite (2 Tim 3.14-17) où rien ne lui manque. Mais le mystique cherche des révélations particulières, des messages obtenus par d’autres canaux (cf. Gal 1.6-9).
- se réjouit de son adoption définitive par le Père céleste (1 Jean 3.1), l’Esprit témoignant à son esprit qu’il est devenu enfant de Dieu par la conversion (Rom 8.15,16 ; 1 Jean 5.10). Mais le mystique ne peut espérer une relation avec Dieu s’il n’a pas reçu le Christ de la Bible comme sauveur et seigneur personnel (1 Jean 4.2,3 ; 5.12) ; et s’il est déjà chrétien, ce mystique n’a pas besoin d’autre témoignage que celui des promesses de l’Écriture pour le rassurer à ce sujet.
- recherche les « choses d’en haut, où Christ est assis à la droite de Dieu » et se réjouit à l’avance de ce qui lui est réservé dans les cieux (Col 1.5 ; 3.1-4), tout en accomplissant sa tâche journalière dans le respect des principes de la Parole. Mais le mystique est en réalité tourné vers l’intérieur de lui-même et préoccupé de trouver un chemin jusque vers « sa » réalité divine personnelle. C’est un égocentrique en habits spirituels.
- fait confiance à Christ sans le voir (1 Pi 1.8), sachant qu’un jour, il le verra tel qu’il est (1 Jean 3.2-3) . Il salue ces choses de loin et à cause d’elles, il est prêt à ne pas voir s’accomplir tous ses désirs légitimes ici-bas (Héb 11.1,6,9,10,13,35). Mais le mystique aspire, hic et nunc, à déjà voir, sentir, toucher les réalités glorieuses ou le monde invisible. Il confond eros (l’amour des sens) et agapè (l’amour de Christ).
s’efforce de demeurer dans l’amour de Dieu en confessant Jésus-Christ, en aimant les frères et sœurs dans la foi, en obéissant à la Parole (1 Jean 4.7,8 ; 5.2-4). Mais le mystique conçoit son épanouissement personnel comme non lié à ces exigences. - exclut d’adopter d’autre médiateur entre Dieu et lui que Christ (1 Tim 2.5,6). Mais le mystique a recours à quantité de médiations (techniques de conditionnement psychologique ou physique ; maîtres de sagesse en tous genres ; êtres surnaturels « angéliques », saints, démons ; prêtres et sacrements, etc.).
C’est pourquoi, loin de céder à la tentation mystique, prenons plutôt exemple sur l’apôtre Paul. Il aurait pu se prévaloir de ses expériences mystiques, lui qui avait rencontré Jésus sur le chemin de Damas et avait été « ravi jusqu’au troisième ciel », « enlevé dans le paradis » pour y entendre « des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimer » (2 Cor 12.2,4). Or, il n’avait pas délibérément provoqué ces expériences. Il n’en a pas recherché d’autres semblables à tout prix. Le Seigneur l’a au contraire amené à cette confession : « [Le Seigneur m’a dit] Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi » (2 Cor 12.9).
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Retenons, en conclusion, les paroles de l’apôtre Paul, en Col 2.6 à 12 :
« Ainsi donc, comme vous avez reçu le Seigneur Jésus-Christ, marchez en lui, étant enracinés et fondés en lui, et affermis par la foi, d’après les instructions qui vous ont été données, et abondez en actions de grâces.
Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et par une vaine tromperie, s’appuyant sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde, et non sur Christ. Car en lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité. Vous avez tout pleinement en lui, qui est le chef de toute domination et de toute autorité. Et c’est en lui que vous avez été circoncis d’une circoncision que la main n’a pas faite, mais de la circoncision de Christ, qui consiste dans le dépouillement du corps de la chair : ayant été ensevelis avec lui par le baptême, vous êtes aussi ressuscités en lui et avec lui, par la foi en la puissance de Dieu, qui l’a ressuscité des morts. »