Est-il permis de douter ?
J’ai grandi dans une culture chrétienne où le doute à l’égard de Dieu et de la foi était plus ou moins interdit. Je pense qu’il en est de même pour beaucoup des lecteurs de cet article. En tout cas, l’expression verbale de tels doutes était fortement désapprouvée.
Une discussion parents-enfant houleuse
Dans ma jeunesse, à l’époque où je devais encore obéissance à mes parents, j’ai eu une conversation avec eux qui m’a laissé un vif souvenir. Le sujet de notre conversation était leur amour pour moi, dont j’avais remis en question une expression particulière. Ils ne voulaient pas que je participe à une retraite du groupe de jeunes de notre église locale. Or, je tenais beaucoup à être du voyage. Je pense avoir formulé ma question plus ou moins de la manière suivante : « Comment pouvez-vous prétendre m’aimer et refuser de me laisser participer à ce week-end avec le groupe de jeunes ? »
Il se trouve que leur refus était motivé par la doctrine enseignée par l’orateur invité, un homme qui préconisait une approche théologique avec laquelle ils étaient en désaccord. Avaient-ils raison ? Mon objection à leur décision était peut-être fondée. Il est très peu probable que je sois devenu hérétique simplement après deux jours d’enseignement de la part d’un intervenant d’une autre famille d’églises. (Ils ont maintenu leur position, et je suis resté chez moi pour préparer mon Baccalauréat pendant que mes amis du groupe de jeunes partaient passer deux jours dans les Alpes de Haute Provence.)
Quand l’amour est un cadre solide
Toutefois, si je relate cet incident ici, c’est pour souligner un point particulièrement important de mon désaccord d’antan avec mes parents. Je pouvais les questionner sur la réalité de leur amour pour moi parce que j’étais leur enfant et qu’ils étaient mes parents. L’expression de mes doutes n’altérait en rien la réalité de la relation entre nous. Et je le savais ! Même si mes propos leur ont sans doute causé de la tristesse, ils ne m’aimaient pas moins.
Je me rends compte à présent que je pouvais émettre des doutes à l’égard de leurs motivations, de leurs prises de position, et même de leur amour, parce que nous étions ancrés dans une relation qui rendait possible cette attitude de remise en question. Le reste était solide.
Devant la question du doute dans la vie chrétienne, il me semble que nous pouvons tirer un enseignement important de ce genre d’exemple. Quand l’expression du doute est encadrée par une relation charpentée, elle peut servir de tremplin à un échange qui finit par consolider les liens plutôt que de les démolir. La description biblique privilégiée de notre relation avec Dieu est celle de la filiation. Nous sommes ses enfants. Nous vivons dans un monde dont Dieu est le Créateur et qui subsiste grâce à sa présence et à son intervention quotidienne.
L’expression du doute dans la Bible
Sous l’inspiration du Saint Esprit, les textes bibliques gardent de nombreux exemples de comportements assimilables au doute, surtout chez les prophètes et les psalmistes. S’ils pouvaient exprimer leurs doutes de cette façon, c’est sans doute parce qu’ils étaient enracinés dans la terre fertile d’une culture consciente de Dieu et de son œuvre.
L’exemple le plus frappant se trouve certainement dans le Psaume 22, que Jésus lui-même cite à la croix.
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Tu restes loin, tu ne viens pas me secourir malgré toutes mes plaintes. Mon Dieu, le jour, j’appelle, mais tu ne réponds pas. La nuit, je crie, sans trouver de repos. »
Ces paroles reflètent le désespoir d’un homme qui se sent abandonné par Dieu. Or il est important de remarquer que, dans son doute, il n’élabore pas une vision alternative de Dieu, ni ne remet en question l’existence de Dieu.(Un tel cheminement intellectuel est la triste conséquence de notre désir humaniste d’autonomie, dont la revendication publique est exacerbée depuis l’époque moderne.)Pour le psalmiste, l’expression de son doute est une manière de dire au Seigneur la contradiction qu’il perçoit entre son vécu et sa compréhension des promesses divines. Le fait même qu’il compose les vers de cette complainte en les adressant à Dieu est une démonstration d’une relation maintenue avec lui.
Il en est de même avec un texte percutant du prophète Ésaïe(64.11).
« Face à tant de misères, peux-tu, ô Éternel, demeurer sans rien faire et garder le silence ? Vas-tu nous humilier encore au-delà de toute mesure ? »
Même dans le contexte du passage, dans lequel Ésaïe reconnaît la culpabilité du peuple de Dieu et admet que son malheur est mérité, ces questionnements semblent aller plus loin qu’une simple interrogation adressée à l’Éternel. Nous pouvons imaginer l’effet que de telles paroles auraient sur une assemblée de chrétiens si elles étaient priées publiquement lors d’un culte contemporain. Elles expriment l’effroi d’un simple homme confronté à l’apparente incohérence entre ce qu’il sait de Dieu (qui, par sa nature, ne reste pas insensible à la misère) et ce qu’il voit autour de lui (la situation catastrophique du peuple). Or, il semble évident qu’Ésaïe peut exprimer de tels doutes justement sur la base de ce qu’il connaît de la nature divine. D’ailleurs, il a rappelé quelques versets auparavant (v.7) : « Et pourtant, Éternel, toi, tu es notre père. » Cet enracinement de la relation avec Dieu, qui intègre l’être humain dans un monde créé où Dieu est créateur présent, et dans un cadre familial où Dieu est père attentif, semble donner au prophète l’autorisation d’aller très loin dans l’expression de son doute.
De tels exemples vétérotestamentaires (et nous pourrions en examiner beaucoup d’autres) trouvent des échos dans le Nouveau Testament. La citation que Jésus, à l’agonie, livre du Psaume 22 en est l’exemple le plus flagrant, mais d’autres passages néotestamentaires nous montrent des facettes du doute, lors de certaines rencontres de Jésus (Mat 8.25, Marc 9.24) oudans le vécu des premiers chrétiens, par exemple, comme nous le montre la réaction des amis de Pierre lors de sa libération miraculeuse de prison dans Actes 12, alors qu’ils étaient justement assemblés pour prier.
Nous avons peur du doute
Il nous faut reconnaître une mesure de crainte à l’égard du doute, qu’il se manifeste en notre propre cœur ou qu’il soit exprimé par les autres.
Quand le doute se manifeste en nous, une des réactions les plus fréquentes consiste à le taire et à le réprimer, en nous comportant comme si de rien n’était. Il n’est donc pas étonnant que son expression dans la bouche d’un autre chrétien nous dérange. Cela nous rappelle ce que nous préférons oublier. Et nous craignons toujours les conséquences de telles paroles chez les chrétiens plus fragiles. C’est pourquoi de nombreux responsables d’Églises considèrent comme une priorité de corriger ce qu’ils perçoivent comme des remises en cause ou des doutes exprimés lors d’une étude biblique, par exemple, alors qu’une écoute sensible de la souffrance ou de la perplexité serait plus appropriée.
Notre crainte à l’égard du doute provient également de sa proximité avec l’incrédulité. J’ai d’ailleurs été attristé de constater la fréquente confusion entre doute et incrédulité lorsque j’ai fait une recherche sur Internet avec les mots clés « doute » et « foi chrétienne ». L’incrédulité est condamnée dans les Écritures, alors que l’expression du doute n’estpas traitée de la même manière. Comme je l’ai déjà mentionné, douter ne signifie pas cesser de croire, mais consiste à interroger Dieu et les autres. C’est d’ailleurs dans mes moments de doute que je me suis tourné le plus fréquemment vers mon Père céleste dans la prière. Dans le cadre d’une relation sécurisée avec lui, l’expression verbale de nos doutes peut conduire à une consolidation de notre confiance chrétienne.
Une certaine crainte à l’égard du doute est saine
Il n’est bien sûr pas question de recommander le doute. Douter de Dieu ou de la foi n’est pas anodin. On ne peut pas lancer n’importe quoi à Dieu, car nous formulerons toujours notre « n’importe quoi » à partir de notre nature caractérisée par le péché, l’orgueil et l’égoïsme. De plus, notre nature humaine nous prive d’une réelle objectivité par rapport à nos besoins, nos envies et nos attentes. Il nous faut donc veiller à ne pas nous complaire dans une remise en question des voies du Seigneur qui serait surtout inspirée par notre tendance à la révolte et à l’autonomie.
Le doute n’est pas une qualité chrétienne. Il est, à la base, une conséquence de ce que Paul évoque dans 1 Corinthiens 13.12 lorsqu’il souligne que nous ne voyons encore que d’une manière confuse et que notre compréhension spirituelle n’est que partielle. Vivant entre le « déjà » et le « pas encore » de l’œuvre de Dieu en vue de notre salut, nous cheminons dans l’attente du jour où nous n’aurons plus aucune raison de douter.
Si nous pouvons effectivement dire tous nos vrais doutes à Dieu, c’est grâce à ce que nous sommes devant lui — ses enfants — et grâce à ce qu’il est lui-même– grand, assez grand pour entendre même nos doutes, et continuer à nous aimer.