La souveraineté de Dieu dans Job
Introduction
Le livre de Job présente le thème délicat de « la souffrance du juste »1 , qui nous conduit à nous interroger sur la compatibilité entre de telles épreuves et l’existence d’un Dieu souverain et bon. Dans « L’Autre Dieu »2 , Marion Muller-Collard décrit comment le livre de Job l’a aidée dans un temps particulièrement difficile. Elle dépeint notamment un Dieu qui « ne se porte pas garant de sa sécurité » 3, un Dieu qui n’est pas « le Gardien »4 de l’enclos dans lequel nous vivons.
Pour résoudre la tension entre la bonté, la souveraineté de Dieu et certaines souffrances incompréhensibles, Marion Muller-Collard reconnaît un Dieu créateur mais pas souverain. Son explication répond à ses questions et donne une explication à la réalité du mal dans le monde, mais est-elle fidèle au Dieu révélé dans les Écritures ?
Comme nous allons le voir dans cet article, sa compréhension de Dieu est erronée. Nous nous proposons donc d’examiner les domaines où s’exercent la souveraineté de Dieu et les limites de cette dernière pour expliquer la réalité de la souffrance dans ce monde. Nous terminerons par quelques implications pour la vie du chrétien, souffrant ou non.
Nous considérons le texte biblique comme pleinement inspiré de Dieu. Il nous faut cependant réfléchir aux paroles des trois amis de Job : Éliphaz, Bildad et Tsophar. Leurs propos sont condamnés par Dieu (42.7)5 , même s’ils ont pu exprimer des vérités conformes à l’Écriture. Un manque d’équilibre dans leurs affirmations et une mauvaise application de ce qu’ils énoncent ne doit pas tout nous faire rejeter mais nous conduit à une certaine prudence dans l’utilisation de leurs affirmations6 . Élihu n’est pas concerné, aucun jugement n’étant émis à son encontre.
Les domaines de la souveraineté divine
1. La sagesse
« En Dieu résident la sagesse et la puissance. À lui le conseil et l’intelligence. » 7(12.13)
Dieu est le Dieu sage pour qui aucune réflexion n’est trop élevée ou trop complexe (42.2). La sagesse ne peut être séparée de Dieu, qui peut « souverainement en disposer en vue de la réalisation de ses desseins »8 . C’est lui qui montre la voie de la sagesse aux hommes (28.27-28) et qui la refuse à qui il veut, comme le montre l’exemple de l’autruche dépourvue d’intelligence selon la volonté de son créateur (39.20). Élihu souligne avec insistance que la sagesse ne peut venir que de Dieu (32.8 ; 35.11 ; 38.36). Personne ne peut lutter avec Dieu dans ce domaine ni prétendre lui donner des conseils (36.22-23).
Éliphaz reconnaît aussi que les ruses des hommes, même des plus sages, ne peuvent rivaliser avec l’intelligence divine (Job 5.12-13). L’apôtre Paul cite l’ami de Job pour souligner l’abîme qui sépare la sagesse des hommes, la sagesse « selon ce monde » (1 Cor 3.19), et celle qui vient de Dieu et ne se trouve qu’en Dieu.
La comparaison entre l’intelligence humaine et les capacités divines est essentielle dans la compréhension du livre. Frappé par le malheur, Job désire plaider sa cause devant l’Éternel (13.3 ; 23.3-7). Les deux interventions divines conduiront Job à réviser sa position et reconnaître son incapacité à discuter avec Dieu (39.36-38 ; 42.2-3).
2. La création tout entière
La sagesse de Dieu s’exprime dans l’harmonie de sa création (39.29-30). Les chapitres 38 et 39 montrent que Dieu a tout créé : le ciel, les étoiles, la mer, ainsi que tout être vivant. Il a donné vie aux animaux d’une très grande force, ce qui révèle l’étendue de sa puissance (40.10-28). L’Éternel donne également la vie aux hommes (3.20 ; 10.8-12 ; 33.4).
La souveraineté divine sur la création était déjà connue de Job, mais les interpellations divines lui ont permis de réaliser plus profondément cette vérité : par exemple dans la limite imposée aux flots de la mer (26.12 ; 38.10-11) et la direction du mouvement des astres (9.7-9 ; 38.32-33). Dieu dirige aussi tous les phénomènes météorologiques (37.10-12) qui ne sont que des instruments entre ses mains.
La souveraineté divine s’étend aux créatures angéliques. Les « fils de Dieu » 9se présentent devant Dieu comme on le fait habituellement devant un roi (1.6). De même, Satan doit solliciter l’autorisation de toucher à Job et il ne peut aller au-delà de ce que l’Éternel permet (1.11-12 ; 2.5-7).
Dieu est enfin souverain sur les êtres humains : personne ne peut s’opposer à lui (9.12), même les nations et leurs chefs lui sont soumis (12.23-25). Rien ne s’oppose à son pouvoir.
Job reconnaît ainsi que ses malheurs lui viennent de Dieu (6.4). Il confesse implicitement que les Sabéens, les Chaldéens, la tempête et même la maladie qui l’ont frappé, proviennent de Dieu (7.20 ; 9.17 ; 19.8-12 ; 30.19). Celui qui le protégeait (29.4-5) est désormais celui qui lui envoie ses malheurs.
Job ne peut blâmer Satan puisque Dieu ne lui a pas révélé l’enjeu céleste des épreuves qui lui arrivent. Toutefois, il reconnaît la souveraineté de Dieu en n’accusant ni les peuples ennemis, ni les éléments, ni même le hasard ou la malchance. C’est justement parce qu’il reconnaît la souveraineté totale de Dieu qu’il désire plaider sa cause devant lui.
3. Dieu maintient toute vie
Dieu n’est pas seulement un Dieu créateur qui aurait ensuite délaissé sa création, comme l’horloger qui conçoit un mécanisme puis le laisse continuer, selon l’image popularisée par Voltaire. Dieu exerce activement sa souveraineté sur l’ensemble de sa création. Job reconnaît que nos circonstances favorables et défavorables nous viennent de Dieu (2.10).
Dieu ne crée pas seulement la vie ; il la maintient activement par son action (12.10 ; 27.3) et prolonge ou abrège la vie de qui il veut (24.22 ; 34.14-15). Nous sommes donc bien loin de la vision d’un Dieu lointain qui se serait retiré de sa création et n’interagirait pas avec elle. Le livre de Job affirme déjà que toute vie dépend à chaque instant de la volonté divine, comme le soulignent les auteurs néotestamentaires (Col 1.17 ; Héb 1.3).
4. Dieu, juge souverain de sa création
Le Dieu sage, créateur et souverain est aussi celui qui peut légitimement exercer la justice sur sa création, comme Tsophar et Élihu le reconnaissent (20.29 ; 36.6). Alors que Job l’accuse d’avoir « violé son droit » (19.6), Dieu souligne avec force qu’il est à la fois le Dieu juste et celui qui a la puissance d’exercer sa justice sur tous les méchants (40.3-9). Il agit parfois par des phénomènes météorologiques qui accomplissent ses desseins (36.27-33). Nos connaissances actuelles nous instruisent sur la manière dont ces événements arrivent, mais nous en ignorons encore la raison. Le livre de Job nous montre que Dieu s’en sert pour accomplir sa volonté, qui inclut le fait de juger ses créatures .10
5. Dieu, souverain sur la mort
Par ses questions, Dieu laisse entendre que si les portes de la mort sont inaccessibles à Job, elles ne le sont pas pour lui (38.17), sinon son argument n’a aucune pertinence. Job l’a reconnu par ailleurs (26.6) et il semble envisager la possibilité d’une vie après la mort (14.13-15). La communion avec Dieu n’est ainsi pas arrêtée par la mort (19.25-27)11 . Même si les affirmations sont moins fortes que dans le Nouveau Testament, il apparaît que Dieu qui donne la vie et la retire (14.19 ; 27.8) étend sa souveraineté au-delà de la mort.
Conséquences de l’étendue de cette souveraineté
Ce bref survol montre que rien n’échappe à Dieu. Avec Job, nous devons reconnaître son absolue souveraineté :
« Mais lui, s’il prend une décision, qui pourra l’en faire revenir ?
Ce que lui-même désire, il l’exécute. » (23.13)
Il serait erroné d’affirmer qu’un Dieu souverain peut tout. Le Dieu des Écritures ne peut pécher car c’est contraire à sa nature. La définition proposée par A. Pink, il y a près d’un siècle, garde toute sa pertinence et correspond à la proclamation de Job :
« Proclamer un Dieu souverain revient à déclarer qu’il est réellement Dieu, à reconnaître le Très-Haut et sa capacité d’accomplir tous ses desseins à l’égard de l’armée des cieux et des habitants de la terre, sans que nul ne résiste à sa main… »12 .
1. Le problème de la souffrance
Le livre de Job n’a de sens que si Dieu est réellement et pleinement souverain. C’est précisément pour cette raison que Job s’adresse à Dieu. Les questions suscitées par la souffrance dans ce monde sont exacerbées par une juste compréhension de la souveraineté de Dieu.
Les derniers chapitres (38-42) ne donnent pas de solution mais conduisent le lecteur à reconnaître la grandeur du Dieu Tout-Puissant. Dans son désir de comprendre, l’être humain minimise la bonté ou la puissance de son créateur qui ne sont, à ses yeux, pas compatibles avec la réalité du mal.
Les multiples questions divines nous rappellent que notre désir de comprendre se heurte à nos limites humaines. La proclamation de l’absolue souveraineté de Dieu nous amène à renoncer à tout rationalisme pour reconnaître notre incapacité à comprendre les plans divins. Pour le dire d’une autre manière, rien, même nos souffrances, n’échappe à la pleine souveraineté de Dieu, mais la relation entre ces deux réalités échappe totalement à l’être humain.13
2. La relation de la créature à son créateur
Les interpellations ironiques de l’Éternel qui reprend celui qui veut débattre avec lui (38.3 ; 39.35 ; 42.4) conduisent la créature à l’humilité face à son créateur. Dieu s’est révélé à Job comme le créateur et le maître de toute sa création, sans lui donner d’autres explications. Job passe de la connaissance théorique du début du livre selon laquelle tout vient de Dieu (1.21 ; 2.10) à la pleine acceptation existentielle de sa condition de créature face au Dieu souverain et infini (39.36-38 ; 42.2-6).
Job, le croyant pieux et intègre (1.8), a eu besoin de la révélation de son créateur pour vraiment réaliser sa position devant Dieu, ainsi que les limites de ses questions et revendications. Sa situation illustre la condition du croyant qui est appelé à rester humble devant le Dieu souverain, mais qui même pour cette attitude a besoin que Dieu se révèle à lui et lui donne l’intelligence nécessaire pour une véritable connaissance (1 Jean 5.20). Le croyant ne peut se reposer sur sa piété, mais il est appelé à dépendre entièrement du Dieu souverain et de sa révélation. Toutefois, le croyant n’est pas passif. Comme Job, il est appelé à une acceptation humble mais active de sa condition devant Dieu (42.6) en attendant que Dieu le relève (1 Pi 5.6).
Conclusion
L’expérience de Job dépasse le cadre de notre compréhension malgré les explications des deux premiers chapitres. La souveraineté de Dieu n’annule pas la réalité de la souffrance et ses effets douloureux, tant dans le corps que dans l’entendement. Aucune théologie ne peut contrecarrer les effets de nos afflictions.
Pourtant, si reconnaître la pleine souveraineté de Dieu entraîne d’innombrables questions sans réponse, cette attitude donne aussi un réel réconfort au croyant. Il sait qu’il n’est pas le jouet de circonstances aléatoires ou d’un hasard aveugle. Toutes ses expériences, si douloureuses soient-elles, n’échappent pas à la pleine souveraineté de Dieu.
Enfin, la souveraineté de Dieu sur la mort même change notre perspective sur la souffrance. Les écrivains bibliques soulignent ainsi l’apparente injustice des justes qui souffrent et des méchants qui prospèrent (21.30-31 ; Ecc 8.14). Toutefois, la certitude de la résurrection entrevue par Job et pleinement révélée dans le Nouveau Testament rappelle que la souveraineté divine n’est limitée ni par le temps ni par la mort. Dieu accomplira pleinement son dessein parfait en jugeant le mal et en accordant une joie parfaite aux siens (Apoc 21.3-8). La fin du livre de Job (42.10-15) est ainsi une préfiguration de l’œuvre eschatologique de Dieu qui manifestera son plein pouvoir sur toutes choses.
- Jules-Marcel NICOLE, Le livre de Job, tome 1, Edifac, CEB, 1986, p. 31.
- Marion MULLER-COLLARD, L’Autre Dieu. La plainte, la menace et la grâce, Albin Michel, 2017. Voir à ce sujet Gérard PELLA, Yvon KULL, L’autre Dieu ? Recension critique à deux voix, Hokhma 115 (2019), Chroniques de livres, p. 107-115.
- Ibid., p. 112.
- Ibid., p. 86.
- NDLR : Dans l’ensemble du numéro, lorsqu’une référence ne comporte pas le nom du livre, elle est tirée du livre de Job.
- J.-M. NICOLE, op. cit., p. 71-72.
- Toutes les citations sont tirées de la Bible, Nouvelle version Segond révisée, dite à La Colombe, Alliance Biblique universelle, 1978. Cet article suit aussi l’orthographe de cette version.
- J.-M. NICOLE, Le livre de Job, tome 2, Edifac, CEB, 1987, p. 99.
- J.-M. NICOLE, Le Livre de Job, tome 1, op. cit., p. 42, indique que cette appellation décrit habituellement les êtres célestes, les anges.
- J.-M. NICOLE, Le Livre de Job, tome 2, op. cit., p. 190-191.
- J.-M. NICOLE, Le Livre de Job, tome 1, op. cit., p. 250, signale que ce passage est « l’un des plus difficiles à comprendre de tout le livre », d’où notre prudence.
- Arthur PINK, La souveraineté de Dieu, Europresse, Chalon-sur-Saône, 2009, p. 25-26.
- Donald CARSON, Jusques à quand. Réflexions sur le mal et la souffrance, Excelsis, 2005, développe ce sujet du compatibilisme et l’étend à l’Écriture toute entière dans le chapitre 11, « le mystère de la providence ».