Les Lamentations de Jérémie : survol d’une élégie biblique
Les Lamentations de Jérémie : survol d’une élégie[1] biblique
Un livre particulier dans le canon
Une complainte sur la chute de Jérusalem
Le Livre des Lamentations se compose de cinq chapitres écrits en poésie hébraïque, réunis par les thèmes communs de la douleur causée par la destruction de Jérusalem en 586 avant J.-C. et de l’humiliation de la population de Juda. Chacune de ces cinq élégies pourrait avoir été écrite peu après la destruction de la ville de Jérusalem. Aucune d’entre elles n’évoque la reconstruction du temple lors du retour de captivité.
Un des 5 rouleaux
Le livre n’apparaît pas dans la section prophétique de la Bible hébraïque, mais dans la deuxième partie des « autres écrits », appelée « les 5 rouleaux »[2]. Ces 5 livres sont associés à des fêtes juives et celui des Lamentations au 9e jour du mois d’Av (selon la tradition juive, les destructions du premier et du second temples auraient eu lieu à la même date, courant août).
Une complainte de Jérémie ?
L’auteur n’est pas nommé dans la version hébraïque, et une grande partie du livre donne la parole à l’expérience commune :
– Dans les chapitres 1-2, Jérusalem est personnifiée comme « Fille de Sion… » (1.6 ; 2.1,4,8,10,13,18) et s’exprime à plusieurs reprises pour compléter la voix du poète (ex : 1.9b,11b-16 ; 2.22).
– Dans le chapitre 3, une personne anonyme, qui pourrait éventuellement être identifiée avec l’auteur du livre, parle à travers une complainte à la première personne.
– Les formes plurielles sont utilisées dans le chapitre 4 (« nos yeux », 4.17 et « nos pas », 4.18).
– La voix plurielle à la première personne continue au chapitre 5, dans ce qui est essentiellement une lamentation collective.
La personnalité de l’écrivain s’estompe progressivement au fil de ce livre ; l’auteur se met en arrière-plan du but principal de ces poèmes, qui est d’exprimer le chagrin de la perte de Jérusalem et de parler à haute voix des effets dévastateurs du péché de Juda.
La tradition hébraïque a attribué la paternité de ce livre à Jérémie :
– La traduction grecque des LXX attribue explicitement ce livre au prophète Jérémie plongé dans la douleur[3]. Dans certains manuscrits grecs et latins, l’attribution à Jérémie est répétée au début du ch. 5, comme si ce chapitre, qui pour l’essentiel est une lamentation collective, avait besoin de cette précision.
– De plus, dans le canon des LXX, les Lamentations suivent immédiatement Jérémie et Baruch.
– La proximité du style et la reprise d’expressions caractéristiques de Jérémie sont frappantes.
– Enfin, les Lamentations forment un complément aux prophéties de Jérémie, celui d’offrir encore une autre présentation inspirée du destin de Juda.
L’arrière-plan
Les Lamentations s’inscrivent dans le contexte de la dernière partie de la vie du prophète et donnent un éclairage sur les Judéens de l’époque. Les conséquences du siège de Jérusalem par l’armée babylonienne, puis de la destruction par le feu de la ville et du temple sont partout présentes et se reflètent dans le caractère poignant de la poésie.
D’une certaine façon, ce livre est un sommaire sublime et poignant des lamentations que les Judéens fidèles (appelés dans Jérémie « le reste »), conscients de l’égarement du peuple, ont exprimé collectivement dès le début de l’exil afin de se souvenir de Jérusalem, la capitale, la « mère » symbolique du peuple et le lieu où se trouvait le temple :
– dans Jérémie déjà (41.4-8), il est fait mention d’hommes pieux des anciens territoires israélites, voyageant vers les ruines du temple de Jérusalem pour adorer. Leurs barbes sont rasées, leurs vêtements déchirés, et leurs corps entaillés en signe de deuil.
– selon Zacharie 7.1-7, il y avait un deuil traditionnel au cinquième mois de l’année, le mois de la destruction du Temple 68 ans auparavant.
Un livre d’une poésie très élaborée
Les cinq chapitres ne sont pas narratifs (ils ne reposent pas sur une intrigue littéraire). L’effet de leur lecture séquentielle amène au constat de la répétition poétique, où réapparaissent les thèmes de la souffrance, du jugement, de la confession du péché, et de l’abandon divin.
Les chapitres 1 à 4 sont des acrostiches : la première lettre de chaque verset (pour les chapitres 1, 2 et 4) ou la première lettre de chaque groupe de 3 versets (pour le chapitre 3) commence par une lettre qui suit l’ordre des 22 lettres de l’alphabet hébraïque.
Le chapitre 5 est quelque peu différent ; il contient bien 22 versets, mais la lettre initiale de chaque verset ne suit plus l’ordre alphabétique. Même si ce chapitre n’est pas un acrostiche, le nombre de versets n’est sans doute pas une coïncidence !
Il est incontestable que la structure alphabétique de ce livre donne à sa lecture dans le texte original une intensité qu’aucune traduction ne peut apporter. Elle lui a donné une place éminente dans le judaïsme.
Cette structure évoque sans doute la plénitude ou la complétude, quelque chose comme notre expression « de A à Z » ou « l’Alpha et l’Oméga » de l’Apocalypse.
La discipline poétique de l’acrostiche, de nature plutôt rigide, ne minimise en rien la spontanéité de l’expression émotionnelle du poète. Et c’est sur ce plan que sa structure est la plus perceptible. Les références à l’espérance quasi absentes dans le 1er chapitre vont croissant pour atteindre leur point culminant au milieu du 3e chapitre, puis décroissent pour laisser place au désespoir à la fin du livre.
Les Lamentations s’inscrivent aussi dans la lignée d’autres textes de l’A.T. comme les chants funèbres (2 Sam 1.19-27), les complaintes de Job contre Dieu et ses amis, les oracles prophétiques contre les peuples ou les Psaumes de lamentations (cf. Ps 137).
Le livre de la souffrance
Un livre prié aujourd’hui par les Juifs
Après la tragédie de la destruction de Jérusalem en 70, le rituel de deuil lié à la déportation à Babylone a été complété par le deuil consécutif à la destruction romaine. Ainsi, dans le judaïsme classique, le 9e jour du mois d’Av, en août, les Juifs jeûnent et lisent le livre des Lamentations[4]. À travers ce langage lugubre, les fidèles rappellent les deux destructions du temple. Cette cérémonie est aussi importante que le Yom Kippour.
Un livre qui aide au processus de deuil
Tout être humain a un besoin viscéral de suivre un processus de deuil, lors de la perte d’un être cher, « pour venir à bout de son chagrin ». Dans la culture occidentale moderne, on le fait au travers de la compréhension psychologique et parfois de pratiques thérapeutiques. Les cultures pré-modernes n’ont pas traité ces questions sous l’angle psychologique « moderne », mais au travers de formes diverses de rituels et d’actes symboliques.
Très probablement, les Lamentations ont donné aux Judéens une forme pour vivre le processus de deuil. Apparemment, leurs formes poétiques psalmodiées ont opéré de manière si efficace que la pratique de leur lecture est devenue un rituel annuel.
La souffrance et la confession des péchés
Les Lamentations contiennent à la fois le deuil qui vient de la tragédie et la douleur qui vient de la reconnaissance du péché et de ses conséquences. Les propos expriment d’abord une catastrophe historique et un jugement qui est tombé sur un peuple particulier. Mais le langage utilisé s’adresse aux sentiments et il est au service d’une perspective plus large. Les pleurs proviennent à la fois d’une perte catastrophique et des conséquences de l’échec. Même les personnes qui n’ont pas vécu les événements tragiques de 586 avant J.C. peuvent prendre les mots des Lamentations pour apprendre d’eux (par exemple 3.40-42). Les chants (gospels) « spirituels » au sein de la communauté afro-américaine jouent un peu le même rôle, car ils continuent d’instruire une communauté longtemps après la disparition de l’esclavage.
Deuil, plainte et espérance en Dieu
La valeur durable du livre réside dans le fait qu’il n’y a pour ainsi dire pas de demande de rétablissement mais celle d’un retour à Dieu. Les plaintes sont placées devant Dieu dans l’espoir de la venue de la compassion de Dieu ; la prière et la mémoire amènent le peuple à s’attendre à Dieu. Publiquement et par la prière, il apporte sa douleur et son chagrin devant le même Dieu qui avait utilisé les Babyloniens pour les juger, eux et leurs ancêtres. Comme le visiteur insistant à minuit (Luc 11.5-8) ou la veuve (Luc 18.1-8), ceux qui prient les Lamentations amènent leurs circonstances devant Dieu.
Déblayer le terrain pour une nouvelle croissance
Dans un sens, la poésie liturgique des Lamentations joue un rôle similaire à celui de l’Ecclésiaste dans la tradition de sagesse. L’Ecclésiaste rappelle aux lecteurs les limites de la sagesse, de ce que les sages parmi les hommes ne peuvent pas toujours savoir ou expliquer, les inégalités de la vie et ses déceptions. Au service d’une plus grande révélation à venir, il illumine le terrain pour que nous discernions les obstacles à une nouvelle croissance.
Les Lamentations reprennent de façon similaire les traditions de la poésie funéraire et les prières d’angoisse pour effacer tout vestige d’auto-justification, pour nous fermer les voies conduisant à nous disculper de la responsabilité de l’échec, pour nous ramener à la vérité inconfortable que personne ne peut finalement être exempté des jugements justifiés de Dieu. Mais pour nous encourager, les Lamentations reconnaissent que la miséricorde de Dieu se renouvelle chaque matin (3.22-24). La force principale de ces élégies est de sonder les profondeurs de l’angoisse humaine, de mesurer le désespoir et de parler de ces expériences à l’Éternel. Au service d’une grande révélation à venir de Dieu, celle de l’œuvre salvatrice du Christ, les Lamentations parlent à la fois pour et à la souffrance humaine.
Les Lamentations à la lumière du Nouveau Testament
Jésus
Jésus a pleuré sur Jérusalem : l’incrédulité de ses habitants allait avoir des conséquences tragiques sur son avenir (Luc 19.41-44). À Gethsémané, Jésus a prié pour que la coupe de la souffrance passe loin de lui, et il s’est placé dans les mains de Dieu (Luc 22.39-46). La posture est similaire dans les prières des Lamentations – similaire dans le sens où l’on met résolument son sort entre les mains de Dieu qui semble absent, ou peut-être lointain et impénétrable, à un moment de grand besoin.
La passion de Jésus est le rappel salutaire que la souffrance et le chagrin sont endémiques à la race humaine déchue et qu’il n’y a pas d’exception. En effet, un élément de l’expiation accomplie dans la passion de Jésus est sa parfaite identification à la souffrance humaine. Pas question ici de nier ou de minimiser la nature sacrificielle de sa mort, mais seulement de constater que sa mort est à la fois parfaitement et totalement sacrificielle et tragique. Cependant, le péché que Christ expiait était le nôtre, pas le sien ; en cela il y a une différence essentielle avec les Lamentations qui expriment justement que c’était la désobéissance du peuple qui entraînait sur lui le jugement de l’Éternel.
Paul et nous
La lamentation, comme forme de prière, n’est pas courante dans les lettres du N.T. Paul, par exemple, nous enjoint de rendre grâce en toutes circonstances, avec des supplications (1 Thes 5.16-18 ; Rom 12.12 ; Phil 4.4-7). Pourtant lui-même a supplié le Seigneur trois fois de lui enlever sa souffrance (2 Cor 12.7b-10). Il a également exhorté les croyants à être solidaires les uns des autres (1 Cor 12.12-27), et lorsque l’occasion se présente, de « pleurer avec ceux qui pleurent » (Rom 12.15).
Le salut, antidote de la lamentation
Peut-être que la raison pour laquelle l’expression de la lamentation n’est pas présente dans les lettres du N.T. se trouve dans la conviction que, dans le Christ, Dieu a montré de façon décisive qu’il veut sauver son peuple et tout homme (Mat 1.21 ; Jean 3.16). En dépeignant Dieu comme puissant dans la colère et le jugement, le livre prend sa place dans le déploiement d’une révélation qui pointe vers un Dieu encore plus fortement résolu à sauver. Terminons par la fin du commentaire de Jean Calvin sur les Lamentations : « Les fidèles, même quand ils portent leurs maux et se soumettent au châtiment de Dieu, peuvent alors déposer dans son sein familièrement leurs plaintes, et ainsi eux-mêmes, se décharger… Nous savons alors que, bien que les fidèles prennent parfois cette liberté de remontrances envers Dieu, ils ne le font pas alors sans révérence, modestie, soumission, ou humilité. »
Proposition de plan pour les Lamentations de Jérémie
La misère de Jérusalem 1
La triste description de la misère de Jérusalem 1.1-11
Le triste appel de Jérusalem aux spectateurs 1.12-19
L’appel de Jérusalem à l’Éternel 1.20-22
Le châtiment divin contre Jérusalem 2
La colère de Dieu contre Jérusalem 2.1-10
La lamentation du poète sur Jérusalem 2.11-19
L’appel de Jérusalem à l’Éternel 2.20-22
Le poète face à Dieu 3
Les souffrances du poète sous la colère de Dieu 3.1-18
L’espérance du poète dans les compassions de Dieu 3.19-40
L’appel du poète à l’Éternel 3.41-66
Les horreurs du siège de Jérusalem 4
Les conditions du siège 4.1-11
Les causes du siège 4.12-20
L’espérance après le siège en délivrance et jugement 4.21-22
La prière du fidèle 5
L’appel à l’Éternel à se souvenir 5.1-18
L’appel à l’Éternel à rétablir son peuple 5.19-22
[1] Une élégie est un poème triste ayant pour thème le deuil, la souffrance ou la mort.
[2] Les Juifs nomment ainsi le Cantique des cantiques, l’Ecclésiaste, Ruth, Esther et les Lamentations.
[3] « Or ceci arriva après qu’Israël eut été réduit en captivité et que Jérusalem fut devenue déserte ; Jérémie s’assit en pleurant, et il fit cette lamentation sur Jérusalem, et il dit : » (1.1a, LXX)
[4] Ils appellent ce jour Tischa Beav.